Les lecteurs d'Albert Caraco n'ignorent pas qu'il alterne le français, l'espagnol, l'allemand et l'anglais dans plusieurs de ses livres et notamment les "Semainiers". On trouvera ici une traduction inédite, depuis l'espagnol, d'un passage du Semainier de 1969 (pages 132-133). Un grand merci à Philippe Billé pour cette traduction.
Quant à l'amour, il m'est resté extérieur et comme j'ai le tête froide, je ne me suis entiché de personne. Je m'épris à demi, quand j'avais onze ans, d'un Argentin plus petit que moi et assez efféminé, qui m'accompagnait au collège et n'était certes plus innocent, je cherchais ses regards et j'ai même porté, si je me souviens bien, son cartable, chose assurément singulière de la part d'un égoïste en mon genre. Puis à l'age de douze ans, je me liai de quelque amitié avec certain petit Roumain, un enfant gâté qui portait des dentelles, ce qui faisait rire alentour, mais son antisémitisme me refroidit et quant il m'eut déclaré que mon nez ne lui plaisait pas, je m'éloignai de lui et cessai de la saluer. Quant j'eus treize ans, un garçon très catholique, qui était toujours avec les curés, un Français, me sauta au cou à brûle-pourpoint, me couvrant de baisers et de pleurs, ce qui m'étonna fort, car je ne comprenais pas encore les finesses. Lui-même avant m'avait avoué qu'il aimait contempler le trou de son cul dans un miroir, en mettant sa petite tête entre ses cuisses. Mes amitiés dès lors devinrent de plus en plus tièdes et cela fait trente ans que je ne vois personne de près, les femmes je n'y pense même pas. Il est certain que ma mère, sous couvert de sauver mon innocence, fit naître en moi l'effroi, et que veillant sur mes mains et souvent en pleine nuit, elle m'ôta bien des envies. La pauvre femme me farcissait la tête d'avertissements tragiques et de sornettes extravagantes quant au danger de se toucher ou d'approcher les filles. Telles sont les mères, qui font les hommes puis les perdent. On dit à ce propos que les fils aboutissent au néant, quant ils ne tournent pas le dos à leur mère, et que l'on pourrait ajouter que là où commandent les morts, les vivants n'osent rêver qu'ils vivent, et meurent d'envie de ce rêve. Mon opinion sur la question est que les fils se croient innocents s'ils ne sont pas hommes et se vengent bientôt des hommes, une fois devenus prêtres ou moraliste. C'est mon cas, sans l'ombre d'un doute, je suis moraliste et je me sens prêtre, j'aimerais me faire inquisiteur pour apaiser mes rages et atténuer mes tourments.
Traduction de Philippe BILLE