Caraco, l'imprécateur - par Bruno Deniel-Laurent


Il paraît qu’il n’y a guère plus de cinq cents lecteurs d’Albert Caraco en France. En présentant ici un texte inédit de ce penseur inclassable, nous espérons pouvoir renforcer cette trop légère cohorte, et permettre à Albert Caraco et ses courageux éditeurs de trouver enfin le public qu’ils méritent.

Albert Caraco est né en 1919 à Constantinople dans une famille de la bourgeoisie séfarade, installée en Turquie depuis près de quatre siècles. Ayant passé son enfance en Allemagne et en Europe Centrale, Albert Caraco et sa famille fuient la menace nazie en 1939, émigrent en Amérique du Sud et prennent la nationalité uruguayenne. A cette époque, Caraco, élevé dans la religion catholique, s’exprime déjà parfaitement en français, en allemand, en espagnol et en anglais. Il publie alors à Montevideo ses premiers écrits, principalement des poèmes et des contes symbolistes. Il s’installe à Paris au lendemain de la guerre et commence alors à rédiger son œuvre théorique, se pliant à une discipline monastique, écrivant six heures chaque jour à horaires fixes. Il projette alors son suicide, et décide d’attendre la mort du dernier de ses géniteurs pour l’accomplir. Il se pend en 1971, quelques heures après le décès de son père, laissant derrière lui une œuvre gigantesque que la maison d’édition L’Age d’Homme entreprend de publier depuis des années.

Dans La Promesse et le pardon, Jil Silberstein promet aux futurs lecteurs d’Albert Caraco « une fête barbare, étincelante et douloureuse ; une Geste apocalyptique à faire pâlir les plus pessimistes. Ils verront le Graal voler en éclat dans les mains d’un homme au génie ébranlé et prophétique. » L’œuvre d’Albert Caraco est sans aucun doute étincelante, mais il faut savoir que ces étincelles sont froides ; les esprits fiévreux, habitués aux fulgurances balkaniques de Cioran ou aux saillies impunément morbides de Roland Jaccard, trouveront en Caraco un auteur autrement plus ingrat. Caraco se veut avant tout un esprit classique, épris de raison et de sobriété ; il ne cisèle pas ses phrases, ne recherche pas l’effet gratuit, refuse le plus souvent de jongler avec les paradoxes. Qu’il s’agisse de ses ouvrages théoriques, construits selon un modèle invariable alternant propositions, postulats et dialogues, ou de ses carnets intimes - les « Semainiers » - Caraco se veut un serviteur de l’humilité méthodique. Se décrivant comme un « fanatique de l’objectivité », il postule que l’univers des formes ne peut s’appréhender qu’à condition d’évacuer toute forme de sensibilité et de se plier à une discipline stricte – qui passe notamment par le refus de l’accouplement. Et lorsqu’une émotion se laisse soudain surprendre, au hasard d’une confidence personnelle imprudemment délivrée, il la réprime aussitôt et l’exile vers on ne sait quelle cavité de son âme. Pourtant, malgré ce souci impérieux d’objectivité, l’œuvre philosophique d’Albert Caraco échappe rarement à la contradiction, aux répétitions exaspérantes et aux outrances scandaleuses. Et derrière les thèses les plus apparemment « scientifiques » se dissimulent presque toujours des frustrations ou des déceptions fondatrices. Ainsi, lorsqu’il s’interroge sur l’essence de la sexualité (dans L’Ordre et le sexe ou dans Supplément à la Psychopathia Sexualis), c’est bien souvent la figure fantasmagorique de sa mère castratrice qui se manifeste en filigrane.

Agaçantes, sentencieuses, voire fielleuses, les sublimes imprécations qu’il accumule dans ses ouvrages n’en charrient pas moins des vérités amères qu’il n’est pas possible de balayer d’un revers méprisant. Et comme l’écrit Silberstein, « de même que la mort a ses révélations, le désabusement, pris au sens propre du terme, possède les siennes. » Désabusement, c’est le mot qui caractérise le rapport liant Caraco et la France. Il la hait bien sûr, il l’invective avec une violence inouïe, mais sa hargne, loin de s’enraciner dans une passion anti-française, ressemble plutôt à un dépit d’amant déçu : « Je fus l’ami de ceux que je désaime, je fus l’admirateur de ceux que je méprise et ce retournement, je le pressens, n’a rien de personnel, il réfléchit un désabusement universel, la France n’est déjà plus à la mode, elle s’enfonce dans les oubliettes (…). Je remercie le Ciel de n’avoir rencontré le plus souvent que des Français ignobles, laids, grossiers et brutaux, ignorants et pipeurs, je n’eus presque jamais l’occasion d’approcher les élites – s’il en est, car il faut avouer qu’elles se cachent bien – et je refuse maintenant de les connaître, mon choix étant formé, mes décisions étant sans appel. La face d’ombre de la France aura trouvé son juge, il m’appartient de la décrire, elle manquait au tableau général, mon œuvre la rend telle quelle et toute, mon immortalité s’enracinant dans une réprobation que je systématise. (…) Qu’on me pardonne ces aveux ! » (Le Semainier de l’Agonie, semaine du 27 mai au 2 juin 1963). Caraco, apatride transbahuté entre trois continents, tour à tour Juif levantin, adolescent berlinois, catholique uruguayen, s’était fait une certaine idée de la France, en se pénétrant longuement de ses grands auteurs, Joseph de Maistre, Montesquieu, Flaubert ou encore Gobineau, qu’il lisait dans le texte. La France de Caraco, c’est celle des Salons et du savoir encyclopédique, une France qui le poursuit jusque dans son style, dont la métrique rappelle celle de Montesquieu – l’influence du Siècle d’Or se faisant sentir de la même façon dans sa maîtrise de l’espagnol. Cette France anachronique dont il rêve, qu’il imagine éclairée, altière et rayonnante, patrie du bon goût, de l’honneur sourcilleux et de l’éloquence, comment pourrait-il l’aimer à l’heure de la morne gestion droitière ? Débarqué à Paris en 1946, ébahi devant l’horreur de l’Holocauste, Caraco, comme Drieu à la recherche d’un ordre, comprend que la seule façon d’aimer la France, c’est de la détester telle qu’elle se manifeste dans son expression contemporaine ; d’où cet implacable réquisitoire déclamé contre elle et sa culture chrétienne et progressiste, contre ses habitants et contre ses dirigeants.

Il serait cependant injuste d’enfermer Caraco dans le rôle de l’imprécateur grandiloquent. On ne peut évidemment argumenter contre un tempérament, et force est de remarquer que Caraco, quelle que soit la forme que prennent ses écrits, ponctue bien souvent ses thèses d’outrances au ton quasiment prophétique. Pourtant, il est des ouvrages où l’impudence laisse la place à la subtilité ; ainsi Post-Mortem, rédigé dans les heures qui suivirent la mort de sa mère, magnifique joyau de finesse et de poésie. Et la partie philosophique, de loin la plus importante, recèle également des écrits d’une puissance et d’une rectitude intellectuelles époustouflantes, et notamment De l’Acte et du Symbole, le texte inédit que nous publions ici.

Pendant les vingt-cinq années qu’il a passées à Paris, Caraco a orienté sa réflexion vers des domaines extrêmement variés (la sexualité, les classes sociales, le racisme, la question juive…) qu’il souhaitait voir réunis au sein d’une pensée systémique. De l’Acte et du Symbole est extrait de Colonne d’ombre, colonne de lumière, dernier volet – demeuré inédit – d’une trilogie rassemblée sous le titre d’Apologie d’Israël, dont les deux premiers livres, Plaidoyer pour les Indéfendables et La Marche à travers les ruines ont été publiés en 1957 par la librairie Fischbacher. Se présentant sous la forme dialogique – que Caraco, grand lecteur des auteurs grecs et de Joseph de Maistre, affectionnait particulièrement – De l’Acte et du Symbole est pleinement inscrit dans le domaine de sa réflexion sur Israël, et résume à lui seul plusieurs des grands thèmes de la philosophie et de la théologie juives. Au-delà de son impeccable beauté formelle, cet altier dialogue offre une magistrale introduction à qui souhaite s’initier à l’œuvre philosophique d’Albert Caraco, dont nous publierons régulièrement les écrits.


Bruno DENIEL-LAURENT

Texte publié dans Cancer! (N° 4 - septembre 2001)

© Bruno Deniel-Laurent