Albert Caraco, entre nausée et gnose - Frédéric Saenen


La communication suivante a été prononcée par Frédéric Saenen dans le cadre du colloque sur le thème « Le dégoût. Histoire, langage, politique et esthétique d’une émotion plurielle », organisé par le CIPA de l’Université de Liège et qui s’est tenu les 23 et 24 mai 2013. Elle commençait par la lecture de la page 203 de Ma confession.


Un parfait nihiliste – et de surcroît un nihiliste méconnu – peut-il légitimement faire l’objet d’une communication scientifique dans le cadre d’un colloque universitaire ? La question mérite peut-être d’être posée à propos du « cas Albert Caraco ». La personnalité et l’œuvre de cet étrange personnage sont en effet si étroitement liées dans le destin tragique qui scella l’une et l’autre qu’une approche dépassionnée, objective, en semble a priori inconcevable. Et puis surtout, il y a ce qui est écrit, donc affirmé, donc clamé à la face du siècle, dans les pages des quelque trente volumes que Caraco laissa derrière lui et qui figurent en grande part au catalogue de son principal éditeur, L’Âge d’homme. Cette communication se basera sur celles qui sont les plus souvent citées comme les meilleures clefs d’accès à sa pensée : Post-Mortem (1968), ouvrage qui malgré son titre est anthume, et Ma Confession (1975) et Bréviaire du Chaos (1982), tous deux posthumes. 

Les tombereaux de « vérités », de « révélations », de « prophéties » déversés par Caraco, tournant en boucle comme pour mieux hypnotiser leur lecteur, ne semblent servir qu’un vaste projet : celui de désespérer l’humanité au point de la faire quasiment s’éteindre, puis de la convaincre de se refonder sur la base régénérée d’une minorité de survivants. Des survivants désormais bien informés par Caraco que le ciel est absolument vide et l’existence dénuée de sens métaphysique. Des survivants constituant une élite prête à affronter l’existence, munis de l’arme supérieure de l’esprit. Ceux-là seuls aux yeux de Caraco mériteraient d’être épargnés, le reste des habitants de la planète n’étant que « masse de perdition », selon l’une de ses expressions favorites.

Ce qui frappe d’abord chez cet infréquentable, c’est la fin qu’il s’est choisie et qui demeure auréolée d’une part de mystère. Le moment en est clairement établi : au lendemain même du décès de son père, en septembre 1971, Albert Caraco se suicide, exactement ainsi qu’il en avait fait le serment dans ses écrits intimes. Le modus operandi est quant à lui plus nébuleux : la version la plus courue est qu’il se pendit ; certains proches évoquent un geste autrement spectaculaire, soit la section des carotides et l’aspersion de son sang sur les murs de l’appartement parisien qu’il occupait depuis vingt-cinq ans, avec ses parents. Ce genre de ténébreuse inconnue contribue déjà à forger les mythes.

Un autre aspect saillant de l’identité de Caraco, au-delà du fait qu’il était apparemment homme de parole, est son rapport à la judéité. Issu de la bourgeoisie séfarade de Constantinople, ville où il voit le jour en 1919, Caraco se trouve déraciné de son terreau culturel assez tôt puisqu’il passe son enfance d’abord en Allemagne et en Europe centrale, puis en Uruguay, où sa famille émigre en 1939 pour les raisons que l’on devine. Cosmopolite, le jeune homme peut se targuer de maîtriser l’espagnol, l’anglais et l’allemand, et il adoptera plus rapidement encore le français, quand il s’installera avec sa famille à Paris, au lendemain de la guerre. Caraco sera d’abord élevé dans la religion catholique, et ses premières œuvres (des poèmes essentiellement) seront d’ailleurs marquées du sceau d’un mysticisme illuminé. Mais, par la suite, le seul aspect qui restera monacal chez l’écrivain sera son mode de vie : dégagé des contingences matérielles du fait qu’il subsiste grâce aux moyens financiers de ses parents, Caraco devient ce vieux garçon qui s’isole en moyenne six heures par jour pour écrire, écrire sans fin. Il se détourne progressivement de l’Eglise traditionnelle pour professer son adhésion à la pensée gnostique. Dans le même temps, il devient un thuriféraire d’Israël (1), nation-martyre dans laquelle il identifie une destinée manifeste unique dans l’histoire humaine. Les « semainiers » dans lesquels il épanche ses états d’âme voient se multiplier les diatribes, voire les appels au meurtre, à l’adresse des Arabes, ramenés au rang de la barbarie quand ce n’est de la simple animalité. Au fil de ses ratiocinations, on constate qu’au fond plus rien ne trouve grâce à ses yeux, ni la France, pays qu’il juge en déliquescence, ni l’Amérique du Sud qu’il pratiqua assez longtemps pour penser avoir cerné tous les défauts de ses habitants, ni les Africains, qu’il exècre en les nommant du qualificatif le plus dégradant qui soit, ni les Asiatiques, qui s’appliquent à croître et multiplier en vue de leur prochain déferlement – et c’est le monde entier, en somme, qui est l’objet de sa détestation. Caraco devient plus qu’un rebelle, plus qu’un révolté : il se fait sourdement, très discrètement, mais en pleine conscience, l’ennemi du genre humain.

Énoncée de la sorte, l’expression pourrait presque prêter à sourire. Ne semble-t-il pourtant pas inoffensif, ce bilieux scribe qui, quand il ne s’occupe pas à se promener au bras de Madame Mère ou à préparer le repas du soir pour trois, passe son temps à bouter le feu à son époque à coups d’ « étincelles froides » (2) ? Méfiance cependant, car quiconque se prendra à accorder à ses textes l’attention qu’ils méritent sera tôt subjugué par la puissance d’expression qui s’en dégage, par la cohérence de la radicalité qui les structure, par l’inclassabilité totale des propos qui y sont tenus, par le souffle glaçant qui les porte. 

La lecture d’un seul passage de Ma Confession, ouvrage où Caraco synthétise sa vision de l’existence, servira d’échantillon afin de comprendre la dynamique interne de sa pensée.

S’il est un homme en droit de haïr et de mépriser le monde, c’est bien moi, mon œuvre respire à la fois la haine et le mépris que je lui porte, cela la met au rang des œuvres ascétiques. Je n’aime aucun des pays où j’eus le malheur de vivre, je n’en regrette aucun, les autres où je n’abordai, me sont indifférents et je ne tiens pas même à les connaître, la disparition de tel ou tel avec ses habitants ne me ferait pas pousser un soupir et je ne regretterais que les œuvres d’art, les pierres ont pour moi plus d’importance que les hommes. L’homme est le bien de beaucoup le moins précieux, c’est un insecte privé d’ailes et qui sent mauvais, en souillant l’air, le sol et l’onde, un grand savant l’appelle le cancer de l’oecumène, l’humanité s’étend sur notre globe à la façon des maladies incurables et lorsqu’on guérira toutes les maladies, l’humanité les remplacera toutes, à raison de son existence même, une existence polluante et pullulante (3). 

Une question, presque caricaturale tant elle est naïve, surgit aussitôt : « Pourquoi tant de haine ? » Pourquoi ces condamnations des « robots spermatiques » qui menacent l’équilibre de la planète en la surpeuplant ? Pourquoi ces appels à une stérilité globale et rédemptrice ? Pourquoi, dans le for intérieur d’un homme au profil couleur de muraille qui affecte extérieurement une impassibilité totale, ces rongeantes ambitions de dépeupleur et cette philosophie de l’abattoir ?

Une réponse – forcément partielle, incomplète – réside dans l’approche du mécanisme du dégoût que nourrit le personnage. Car le dégoût absolu qu’éprouve Caraco envers son temps et ses contemporains, aussi bien sur les plans moral et intellectuel que simplement physique, fonde son éthique inverse autant que les partis pris esthétiques de sa réaction. Ce dégoût a également pour corollaires d’autres sentiments, d’autres attitudes, qui font accéder Caraco à une position de solitude absolue confinant à une espèce de souveraineté. À chaque phrase qu’il aligne, Caraco semble s’éloigner de nous, nous jauger de plus loin, depuis la sphère des certitudes qu’il s’est créée et dans laquelle il évolue. Les degrés qu’il gravit pour accéder à ce sommet sont, premièrement, le mépris (un mépris ontologique, pas occasionnel ni circonstanciel) ; deuxièmement, la revendication d’un aristocratisme de l’esprit et du langage (par, en ce qui concerne le fond, l’exercice de la philosophie spéculative et, en ce qui concerne la forme, par la prétention d’un style revendiqué comme « classique ») ; troisièmement, le sentiment d’extranéité que lui procure son auto-exclusion de la « masse de perdition » ; enfin, quatrièmement, le sentiment de supériorité qu’il tire de la discipline à laquelle il s’astreint quotidiennement de son propre chef, au service de son idéal d’ordre. 

Examinons comment ces stades se manifestent concrètement sous la plume de Caraco :

- Le mépris : Caraco déclare ne jamais manifester cette attitude dans la vie courante envers ses congénères (il affirme au contraire être toujours poli, courtois en société, galant, attentif et admiratif face à ce dont on l’entretient même s’il reconnaît qu’il y arrive avec le secours d’une certaine hypocrisie) ; dans ses écrits par contre, il exprime un mépris ontologique des êtres humaines, inspiré par la bassesse de leur comportement et la souillure qu’ils représentent pour la nature, le servage programmé auquel ils consentent (se reproduire), les illusions dont ils se bercent (le progrès, l’espoir, la croyance en un avenir meilleur).

- L’aristocratisme : En ce qui concerne les idées, Caraco n’hésite pas à se mettre sous la tutelle de maîtres comme Platon, Kant, ou de penseurs tels que les moralistes. Il aime les esprits altiers qui développent une vision large mais aussi pessimiste du monde. Il cite souvent deux personnalités en apparence antipodaires, mais qui incarnent chacune à ses yeux un des versants de sa vision de l’âme européenne, le Prince de Ligne (tenant d’un style de vie libre, typiquement aristocratique) et Joseph de Maistre (esprit anti-moderne intransigeant). Ce qui réunit ces deux figures est qu’elles se situent à la charnière entre qualité des idées et fermeté de la prose. Caraco, qui n’a rien d’un révolutionnaire de l’écriture malgré ses outrances, se revendique en effet des écrivains classiques du Grand Siècle. S’il comporte parfois des incartades à la syntaxe, liés à des problèmes d’interférences avec l’espagnol notamment, son style se veut d’une précision chirurgicale, anti-lyrique au possible, objectif au risque de l’aridité et faut-il le dire d’une certaine illisibilité, quand il est consommé à fortes doses. 

- L’extranéité : Caraco a une perception très aiguë de l’inadmissibilité de ses propos. Du coup, il se campe d’emblée dans la figure du proscrit, du relégué, du pestiféré, refusé par les éditeurs. Et s’il est par bonheur publié, il se considère de toute façon mal diffusé. Son discours confine parfois à la paranoïa en la matière, dans la mesure où il se dépeint comme victime d’un complot du silence orchestré autour de son œuvre. En même temps, cette position le conforte dans la conviction qu’il est seul à détenir les vérités ultimes et que ses textes sont voués à être redécouverts, reconnus à titre posthume, par la génération de l’an 2000. Caraco s’adresse donc tacitement à l’immanquable postérité qu’il s’imagine, et jubile du désarroi qu’il créera, à retardement, auprès d’un public effaré devant l’ampleur et l’irréversibilité du désastre dont lui avait perçu les prodromes et envisagé les conséquences à long terme !

- La supériorité : Par la discipline d’écriture qu’il observe strictement, tel un moine la règle de son ordre, Caraco se sent détenteur d’un savoir qui n’est pas le lot commun des autres mortels. En cela, il accède à la gnose, soit à la connaissance parfaite. L’exercice n’est pas que spéculatif, dans la mesure où il va de pair avec une indispensable maîtrise du corps, de ses pulsions, de ses désirs. 

N’étant en rien spécialiste des religions, je ne puis prétendre à une approche savante de la culture gnostique de Caraco. Néanmoins, ses constantes références nécessitent un détour par ce corpus, d’autant que la gnose, dans le sens où il l’entend, est en étroite connexion avec le dégoût que Caraco éprouve envers sa condition d’homme et le réel, infernal au sens premier du terme, où il est contraint d’évoluer. 

Dans sa contribution au volume sur Les premiers temps de l’Église, Madeleine Scopello définit la gnose comme « une philosophie du salut fondée sur la connaissance de soi, […] réservée à une élite spirituelle » et basée sur la conviction que « le corps, cachot obscur et étroit, a été créé, à l’instar de l’univers, par un dieu malhabile et méchant » (4) . Doctrine jugée comme hérétique et condamnée par les Pères de l’Église, la gnose fascine cependant par la vision fanatique qu’elle développe de l’âme, au détriment du corps et de la matière. Durant les premiers siècles de notre ère, divers maîtres ont contribué à enrichir le vaste corpus des écrits gnostiques, révélé par les découvertes archéologiques d’une véritable bibliothèque de manuscrits antiques dans un village de Haute-Égypte, Nag Hammadi, en 1945. Caraco a sans doute pour sa part connu les idées gnostiques via les essais du philosophe Claude Tresmontant (qui publie notamment Les origines de la philosophie chrétienne, en 1962). 

« Plus je vieillis et plus la Gnose me parle, le monde n’est pas gouverné par une Providence, il est essentiellement mauvais, il est profondément absurde et la Création est soit le rêve d’une intelligence aveugle, soit le jeu d’un, principe sans morale. » (5)  Caraco semble pétri des principes de base du gnosticisme. Il y emprunte des termes, comme par exemple le « plérôme » (idéal de plénitude métaphysique atteint par le gnostique). Il fait sienne la division tripartite de l’humanité typique aux gnostiques, soit les « spirituels » (âmes sauvées d’office car détentrices de la connaissance), les « psychiques » (âmes en recherche de salut) et les « matériels » (âmes irrémédiablement perdues). Mais son gnosticisme est avant tout marqué par l’apport de Valentin, né aux alentours de l’an 100, dont l’école avait pour pilier le renoncement à la sexualité. On retrouve par exemple dans l’enseignement valentinien et dans celui de ses disciples l’idée que « la meilleure façon de préparer l’avenir, [c’est] l’enseignement et le baptême, non de mettre au monde des enfants. L’homme social, naturel, se perpétu[e] par des rapports charnels ; mais ces rapports [ne sont] que les fourriers de la mort. Seule la naissance spirituelle, fruit des rapports spirituels, assur[e] une continuité vraiment durable » (6).

L’œuvre de Caraco est une ascèse en acte, qui répète complaisamment le constat de la victoire remportée sur la chair, comme s’il était en guerre contre la perdition de son intégrité spirituelle. Mais au contraire d’un saint Augustin, parvenu à la chasteté après une vie passablement dissolue, Caraco doit sa pratique du renoncement à la chair à un traumatisme tout différent, auquel le dégoût a partie liée.

Le mot « dégoût » est rarement utilisé par Caraco, en tout cas dans ses trois textes les plus connus. Toutefois, lorsqu’il survient, c’est la plupart du temps en association avec le corps, et plus particulièrement encore, avec le sexe. Dans l’optique de Caraco, il y a en ce qui concerne la chair un péché supérieur à la faiblesse, c’est celui de la laideur. Et notre pourtant chaste individu se prétendait en la matière très informé, lui qui affirmait volontiers n’avoir pas croisé dans sa vie plus d’une cinquantaine de femmes au physique agréable… Le corps humain vivant est à rejeter en tant qu’objet de jouissance esthétique : aucun corps ne peut prétendre à devenir tel qu’à condition d’être passé par l’athanor de l’art et d’avoir été magnifié par le peintre ou le sculpteur pour l’éternité. Pour le reste, ceux qui arrivent à tirer de la joie du corps, partant de la vie, sont d’office jugés ignobles par Caraco, et en rien il ne voudrait ressembler à ces « larves », frénétiquement aiguillonnées par la recherche du médiocre plaisir de l’orgasme. Le sexe est quant à lui entaché de négativité, car il débouche sur la pire des vilenies qui soit : la reproduction. Ce qui fait dire à Caraco dans Post Mortem, suite composée de fragments qui évoquent la mort de sa mère : 

La menstruation, la grossesse et l’accouchement, et la lactation, nous ne pouvons glorifier de telles servitudes, elles sont dégoûtantes et nombre d’hommes en frémissent, bien qu’ils n’étalent l’horreur qu’ils éprouvent, de peur de passer pour des monstres. (7)

Le discours antinataliste professé par Caraco n’est pas un héritage intellectuel, il ne lui vient pas vraiment des gnostiques (qui accordaient au commun des « prolétaires » - au sens premier du terme - la nécessité de perpétuer l’espèce) ; il ne lui vient pas non plus des érémitiques Pères du Désert ni même de Malthus, mais bien d’une figure familière cruciale dans le développement de sa personnalité : « Madame Mère ». 

Madame Mère avait une philosophie assez semblable à celle que je professe en ces pages, elle ne voulut d’un second enfant et cette résolution elle l’avait prise, étant à peine sortie de l’enfance : la vue de tant de familles nombreuses et toutes malheureuses, parce que nombreuses, lui dicta les raisons de sa conduite. Sa méfiance à l’égard de l’amour, dont elle m’éloigna, n’était pas sans relations avec de tels mobiles, elle me prêcha tôt un égoïsme raisonnable et m’arma contre toutes les ivresses. L’élève rendit ses leçons au maître, enfin le maître s’avoua battu… (8)

Étonnant passage, où l’on comprend que le sentiment de castration, induit par les propos et les préceptes de sa mère, Caraco a voulu, pour y faire front, le porter à son extrémité dernière plutôt que d’en prendre le contrepied. Dans un autre extrait inédit, traduit de l’espagnol par Philippe Billé, Caraco évoque ses premières expériences sensuelles, à l’âge de 11 ou 12 ans, avec d’autres garçonnets. Puis il enchaîne ainsi, concernant la gent féminine : 

Il est certain que ma mère, sous couvert de sauver mon innocence, fit naître en moi l’effroi, et que veillant sur mes mains, et souvent en pleine nuit, elle m’ôta bien des envies. La pauvre femme me farcissait la tête d’avertissements tragiques et de sornettes extravagantes quant au danger de se toucher ou d’approcher les filles. Telles sont les mères, qui font les hommes puis les perdent. On dit à ce propos que les fils aboutissent au néant, quand ils ne tournent pas le dos à leur mère, et que l’on pourrait ajouter que là où commandent les morts, les vivants n’osent rêver qu’ils vivent, et meurent d’envie de ce rêve. Mon opinion sur la question est que les fils se croient innocents s’ils ne sont pas hommes et se vengent bientôt des hommes, une fois devenus prêtres ou moralistes. C’est mon cas, sans l’ombre d’un doute, je suis moraliste et je me sens prêtre, j’aimerais me faire inquisiteur pour apaiser mes rages et atténuer mes tourments.

La lecture d’un tel passage éclaire, sinon toute la démarche de Caraco, du moins l’un de ses ressorts fondamentaux. Sa vocation d’anachorète haineux s’y trouve en tout cas « justifiée », comme on le disait jadis des pécheurs en aveux et qui ont reçu la grâce.

C’est la nausée de fond – qui a saisi Caraco bien longtemps avant qu’il devienne un graphomane – qui sous-tend son approche de la gnose, et non l’inverse. Le dégoût chez lui n’est pas un aboutissement, tiré de son expérience empirique ou vécue, mais un postulat de départ, et la castration vient en amont de sa réaction au monde, pas en aval. Problème insoluble, mal incurable, châtiment gravé dans les os avant même que le péché eût été commis, le dégoût quintessentiel de Caraco envers la vie, et donc l’Eros, explique le terme fatal vers lequel s’achemine toute une existence. Caraco crut choisir délibérément et en état de parfaite maîtrise de soi le parti de Thanatos ; il y était en réalité d’emblée condamné. 

Le systématisme, l’acharnement, le ressassement du discours de Caraco semblent à maints égards tenir de la folie ; le plus étonnant est que ce délire soit à ce point « raisonné », maîtrisé, tenu par les rênes de l’écriture, strangulé par le corset du style. Caraco est un système, boulonné par une force de cohésion interne que l’on ne rencontre guère qu’auprès des esprits férocement monomaniaques. Au centre, une douleur nucléaire, une immense frustration remontant aux racines de l’enfance, qui s’est muée en aversion envers son propre corps puis envers les corps des autres. Se perdre dans le labyrinthe Caraco en espérant atteindre son secret nodal reviendrait à tomber dans le piège que son architecte nous a tendu par delà le temps : car pour comprendre pleinement Caraco, il faudrait rien moins que redevenir Caraco. Et le Stérile, l’Infécond, le Souverain Négateur aurait alors réalisé le pari des gnostiques valentiniens, à savoir se reproduire uniquement par l’enseignement spirituel transmis, et non plus par le recours aux glandes (9). 

Qui regrette avec amertume et dégoût sa naissance n’aspire en fait qu’à renaître. 

[La communication s’achevait sur la lecture du début de la page 242 de Ma Confession]


Frédéric SAENEN, avril 2013



(1) En témoigne notamment son le triptyque regroupant Le Plaidoyer pour les indéfendables, La Marche à travers les ruines et Colonne d’ombre, colonne de lumière, constituant Apologie d’Israël (L´Âge d’homme,2004)
(2) Je reprends l’expression à mon ami Bruno Deniel-Laurent, qui fut l’un des rares à oser redécouvrir Albert Caraco, il y a plus de dix ans, dans les pages de la revue Cancer!.
(3) Ma confession, p. 70.
(4) Les Premiers temps de l’Église, collectif, Folio histoire 124, pp. 561-2.
(5) Ma Confession, page 70
(6) Peter Brown, Le Renoncement à la chair, Gallimard, 1995, p.160.
(7) Post Mortem, p. 19
(8) Post Mortem, p. 23
(9) Voir Browne, p. 160.





Œuvres d'Albert Caraco utilisées pour la présente communication :

Post Mortem, L’Âge d’homme, 1968

Ma confession, L’Âge d’homme, 1975

Bréviaire du chaos, L’Âge d’homme, 1982

Études sur la Gnose :

Peter Browne, Le Renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1995. 

Madeleine Scopello, « La gnose, une doctrine du salut », in Les Premiers temps de l’Église (collectif), Folio Histoire n°124, 2004. 

Écrits gnostiques, Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2006.