Albert Caraco, entre nausée et gnose - Frédéric Saenen


La communication suivante a été prononcée par Frédéric Saenen dans le cadre du colloque sur le thème « Le dégoût. Histoire, langage, politique et esthétique d’une émotion plurielle », organisé par le CIPA de l’Université de Liège et qui s’est tenu les 23 et 24 mai 2013. Elle commençait par la lecture de la page 203 de Ma confession.


Un parfait nihiliste – et de surcroît un nihiliste méconnu – peut-il légitimement faire l’objet d’une communication scientifique dans le cadre d’un colloque universitaire ? La question mérite peut-être d’être posée à propos du « cas Albert Caraco ». La personnalité et l’œuvre de cet étrange personnage sont en effet si étroitement liées dans le destin tragique qui scella l’une et l’autre qu’une approche dépassionnée, objective, en semble a priori inconcevable. Et puis surtout, il y a ce qui est écrit, donc affirmé, donc clamé à la face du siècle, dans les pages des quelque trente volumes que Caraco laissa derrière lui et qui figurent en grande part au catalogue de son principal éditeur, L’Âge d’homme. Cette communication se basera sur celles qui sont les plus souvent citées comme les meilleures clefs d’accès à sa pensée : Post-Mortem (1968), ouvrage qui malgré son titre est anthume, et Ma Confession (1975) et Bréviaire du Chaos (1982), tous deux posthumes. 

Les tombereaux de « vérités », de « révélations », de « prophéties » déversés par Caraco, tournant en boucle comme pour mieux hypnotiser leur lecteur, ne semblent servir qu’un vaste projet : celui de désespérer l’humanité au point de la faire quasiment s’éteindre, puis de la convaincre de se refonder sur la base régénérée d’une minorité de survivants. Des survivants désormais bien informés par Caraco que le ciel est absolument vide et l’existence dénuée de sens métaphysique. Des survivants constituant une élite prête à affronter l’existence, munis de l’arme supérieure de l’esprit. Ceux-là seuls aux yeux de Caraco mériteraient d’être épargnés, le reste des habitants de la planète n’étant que « masse de perdition », selon l’une de ses expressions favorites.

Ce qui frappe d’abord chez cet infréquentable, c’est la fin qu’il s’est choisie et qui demeure auréolée d’une part de mystère. Le moment en est clairement établi : au lendemain même du décès de son père, en septembre 1971, Albert Caraco se suicide, exactement ainsi qu’il en avait fait le serment dans ses écrits intimes. Le modus operandi est quant à lui plus nébuleux : la version la plus courue est qu’il se pendit ; certains proches évoquent un geste autrement spectaculaire, soit la section des carotides et l’aspersion de son sang sur les murs de l’appartement parisien qu’il occupait depuis vingt-cinq ans, avec ses parents. Ce genre de ténébreuse inconnue contribue déjà à forger les mythes.

Un autre aspect saillant de l’identité de Caraco, au-delà du fait qu’il était apparemment homme de parole, est son rapport à la judéité. Issu de la bourgeoisie séfarade de Constantinople, ville où il voit le jour en 1919, Caraco se trouve déraciné de son terreau culturel assez tôt puisqu’il passe son enfance d’abord en Allemagne et en Europe centrale, puis en Uruguay, où sa famille émigre en 1939 pour les raisons que l’on devine. Cosmopolite, le jeune homme peut se targuer de maîtriser l’espagnol, l’anglais et l’allemand, et il adoptera plus rapidement encore le français, quand il s’installera avec sa famille à Paris, au lendemain de la guerre. Caraco sera d’abord élevé dans la religion catholique, et ses premières œuvres (des poèmes essentiellement) seront d’ailleurs marquées du sceau d’un mysticisme illuminé. Mais, par la suite, le seul aspect qui restera monacal chez l’écrivain sera son mode de vie : dégagé des contingences matérielles du fait qu’il subsiste grâce aux moyens financiers de ses parents, Caraco devient ce vieux garçon qui s’isole en moyenne six heures par jour pour écrire, écrire sans fin. Il se détourne progressivement de l’Eglise traditionnelle pour professer son adhésion à la pensée gnostique. Dans le même temps, il devient un thuriféraire d’Israël (1), nation-martyre dans laquelle il identifie une destinée manifeste unique dans l’histoire humaine. Les « semainiers » dans lesquels il épanche ses états d’âme voient se multiplier les diatribes, voire les appels au meurtre, à l’adresse des Arabes, ramenés au rang de la barbarie quand ce n’est de la simple animalité. Au fil de ses ratiocinations, on constate qu’au fond plus rien ne trouve grâce à ses yeux, ni la France, pays qu’il juge en déliquescence, ni l’Amérique du Sud qu’il pratiqua assez longtemps pour penser avoir cerné tous les défauts de ses habitants, ni les Africains, qu’il exècre en les nommant du qualificatif le plus dégradant qui soit, ni les Asiatiques, qui s’appliquent à croître et multiplier en vue de leur prochain déferlement – et c’est le monde entier, en somme, qui est l’objet de sa détestation. Caraco devient plus qu’un rebelle, plus qu’un révolté : il se fait sourdement, très discrètement, mais en pleine conscience, l’ennemi du genre humain.

Énoncée de la sorte, l’expression pourrait presque prêter à sourire. Ne semble-t-il pourtant pas inoffensif, ce bilieux scribe qui, quand il ne s’occupe pas à se promener au bras de Madame Mère ou à préparer le repas du soir pour trois, passe son temps à bouter le feu à son époque à coups d’ « étincelles froides » (2) ? Méfiance cependant, car quiconque se prendra à accorder à ses textes l’attention qu’ils méritent sera tôt subjugué par la puissance d’expression qui s’en dégage, par la cohérence de la radicalité qui les structure, par l’inclassabilité totale des propos qui y sont tenus, par le souffle glaçant qui les porte. 

La lecture d’un seul passage de Ma Confession, ouvrage où Caraco synthétise sa vision de l’existence, servira d’échantillon afin de comprendre la dynamique interne de sa pensée.

S’il est un homme en droit de haïr et de mépriser le monde, c’est bien moi, mon œuvre respire à la fois la haine et le mépris que je lui porte, cela la met au rang des œuvres ascétiques. Je n’aime aucun des pays où j’eus le malheur de vivre, je n’en regrette aucun, les autres où je n’abordai, me sont indifférents et je ne tiens pas même à les connaître, la disparition de tel ou tel avec ses habitants ne me ferait pas pousser un soupir et je ne regretterais que les œuvres d’art, les pierres ont pour moi plus d’importance que les hommes. L’homme est le bien de beaucoup le moins précieux, c’est un insecte privé d’ailes et qui sent mauvais, en souillant l’air, le sol et l’onde, un grand savant l’appelle le cancer de l’oecumène, l’humanité s’étend sur notre globe à la façon des maladies incurables et lorsqu’on guérira toutes les maladies, l’humanité les remplacera toutes, à raison de son existence même, une existence polluante et pullulante (3). 

Une question, presque caricaturale tant elle est naïve, surgit aussitôt : « Pourquoi tant de haine ? » Pourquoi ces condamnations des « robots spermatiques » qui menacent l’équilibre de la planète en la surpeuplant ? Pourquoi ces appels à une stérilité globale et rédemptrice ? Pourquoi, dans le for intérieur d’un homme au profil couleur de muraille qui affecte extérieurement une impassibilité totale, ces rongeantes ambitions de dépeupleur et cette philosophie de l’abattoir ?

Une réponse – forcément partielle, incomplète – réside dans l’approche du mécanisme du dégoût que nourrit le personnage. Car le dégoût absolu qu’éprouve Caraco envers son temps et ses contemporains, aussi bien sur les plans moral et intellectuel que simplement physique, fonde son éthique inverse autant que les partis pris esthétiques de sa réaction. Ce dégoût a également pour corollaires d’autres sentiments, d’autres attitudes, qui font accéder Caraco à une position de solitude absolue confinant à une espèce de souveraineté. À chaque phrase qu’il aligne, Caraco semble s’éloigner de nous, nous jauger de plus loin, depuis la sphère des certitudes qu’il s’est créée et dans laquelle il évolue. Les degrés qu’il gravit pour accéder à ce sommet sont, premièrement, le mépris (un mépris ontologique, pas occasionnel ni circonstanciel) ; deuxièmement, la revendication d’un aristocratisme de l’esprit et du langage (par, en ce qui concerne le fond, l’exercice de la philosophie spéculative et, en ce qui concerne la forme, par la prétention d’un style revendiqué comme « classique ») ; troisièmement, le sentiment d’extranéité que lui procure son auto-exclusion de la « masse de perdition » ; enfin, quatrièmement, le sentiment de supériorité qu’il tire de la discipline à laquelle il s’astreint quotidiennement de son propre chef, au service de son idéal d’ordre. 

Examinons comment ces stades se manifestent concrètement sous la plume de Caraco :

- Le mépris : Caraco déclare ne jamais manifester cette attitude dans la vie courante envers ses congénères (il affirme au contraire être toujours poli, courtois en société, galant, attentif et admiratif face à ce dont on l’entretient même s’il reconnaît qu’il y arrive avec le secours d’une certaine hypocrisie) ; dans ses écrits par contre, il exprime un mépris ontologique des êtres humaines, inspiré par la bassesse de leur comportement et la souillure qu’ils représentent pour la nature, le servage programmé auquel ils consentent (se reproduire), les illusions dont ils se bercent (le progrès, l’espoir, la croyance en un avenir meilleur).

- L’aristocratisme : En ce qui concerne les idées, Caraco n’hésite pas à se mettre sous la tutelle de maîtres comme Platon, Kant, ou de penseurs tels que les moralistes. Il aime les esprits altiers qui développent une vision large mais aussi pessimiste du monde. Il cite souvent deux personnalités en apparence antipodaires, mais qui incarnent chacune à ses yeux un des versants de sa vision de l’âme européenne, le Prince de Ligne (tenant d’un style de vie libre, typiquement aristocratique) et Joseph de Maistre (esprit anti-moderne intransigeant). Ce qui réunit ces deux figures est qu’elles se situent à la charnière entre qualité des idées et fermeté de la prose. Caraco, qui n’a rien d’un révolutionnaire de l’écriture malgré ses outrances, se revendique en effet des écrivains classiques du Grand Siècle. S’il comporte parfois des incartades à la syntaxe, liés à des problèmes d’interférences avec l’espagnol notamment, son style se veut d’une précision chirurgicale, anti-lyrique au possible, objectif au risque de l’aridité et faut-il le dire d’une certaine illisibilité, quand il est consommé à fortes doses. 

- L’extranéité : Caraco a une perception très aiguë de l’inadmissibilité de ses propos. Du coup, il se campe d’emblée dans la figure du proscrit, du relégué, du pestiféré, refusé par les éditeurs. Et s’il est par bonheur publié, il se considère de toute façon mal diffusé. Son discours confine parfois à la paranoïa en la matière, dans la mesure où il se dépeint comme victime d’un complot du silence orchestré autour de son œuvre. En même temps, cette position le conforte dans la conviction qu’il est seul à détenir les vérités ultimes et que ses textes sont voués à être redécouverts, reconnus à titre posthume, par la génération de l’an 2000. Caraco s’adresse donc tacitement à l’immanquable postérité qu’il s’imagine, et jubile du désarroi qu’il créera, à retardement, auprès d’un public effaré devant l’ampleur et l’irréversibilité du désastre dont lui avait perçu les prodromes et envisagé les conséquences à long terme !

- La supériorité : Par la discipline d’écriture qu’il observe strictement, tel un moine la règle de son ordre, Caraco se sent détenteur d’un savoir qui n’est pas le lot commun des autres mortels. En cela, il accède à la gnose, soit à la connaissance parfaite. L’exercice n’est pas que spéculatif, dans la mesure où il va de pair avec une indispensable maîtrise du corps, de ses pulsions, de ses désirs. 

N’étant en rien spécialiste des religions, je ne puis prétendre à une approche savante de la culture gnostique de Caraco. Néanmoins, ses constantes références nécessitent un détour par ce corpus, d’autant que la gnose, dans le sens où il l’entend, est en étroite connexion avec le dégoût que Caraco éprouve envers sa condition d’homme et le réel, infernal au sens premier du terme, où il est contraint d’évoluer. 

Dans sa contribution au volume sur Les premiers temps de l’Église, Madeleine Scopello définit la gnose comme « une philosophie du salut fondée sur la connaissance de soi, […] réservée à une élite spirituelle » et basée sur la conviction que « le corps, cachot obscur et étroit, a été créé, à l’instar de l’univers, par un dieu malhabile et méchant » (4) . Doctrine jugée comme hérétique et condamnée par les Pères de l’Église, la gnose fascine cependant par la vision fanatique qu’elle développe de l’âme, au détriment du corps et de la matière. Durant les premiers siècles de notre ère, divers maîtres ont contribué à enrichir le vaste corpus des écrits gnostiques, révélé par les découvertes archéologiques d’une véritable bibliothèque de manuscrits antiques dans un village de Haute-Égypte, Nag Hammadi, en 1945. Caraco a sans doute pour sa part connu les idées gnostiques via les essais du philosophe Claude Tresmontant (qui publie notamment Les origines de la philosophie chrétienne, en 1962). 

« Plus je vieillis et plus la Gnose me parle, le monde n’est pas gouverné par une Providence, il est essentiellement mauvais, il est profondément absurde et la Création est soit le rêve d’une intelligence aveugle, soit le jeu d’un, principe sans morale. » (5)  Caraco semble pétri des principes de base du gnosticisme. Il y emprunte des termes, comme par exemple le « plérôme » (idéal de plénitude métaphysique atteint par le gnostique). Il fait sienne la division tripartite de l’humanité typique aux gnostiques, soit les « spirituels » (âmes sauvées d’office car détentrices de la connaissance), les « psychiques » (âmes en recherche de salut) et les « matériels » (âmes irrémédiablement perdues). Mais son gnosticisme est avant tout marqué par l’apport de Valentin, né aux alentours de l’an 100, dont l’école avait pour pilier le renoncement à la sexualité. On retrouve par exemple dans l’enseignement valentinien et dans celui de ses disciples l’idée que « la meilleure façon de préparer l’avenir, [c’est] l’enseignement et le baptême, non de mettre au monde des enfants. L’homme social, naturel, se perpétu[e] par des rapports charnels ; mais ces rapports [ne sont] que les fourriers de la mort. Seule la naissance spirituelle, fruit des rapports spirituels, assur[e] une continuité vraiment durable » (6).

L’œuvre de Caraco est une ascèse en acte, qui répète complaisamment le constat de la victoire remportée sur la chair, comme s’il était en guerre contre la perdition de son intégrité spirituelle. Mais au contraire d’un saint Augustin, parvenu à la chasteté après une vie passablement dissolue, Caraco doit sa pratique du renoncement à la chair à un traumatisme tout différent, auquel le dégoût a partie liée.

Le mot « dégoût » est rarement utilisé par Caraco, en tout cas dans ses trois textes les plus connus. Toutefois, lorsqu’il survient, c’est la plupart du temps en association avec le corps, et plus particulièrement encore, avec le sexe. Dans l’optique de Caraco, il y a en ce qui concerne la chair un péché supérieur à la faiblesse, c’est celui de la laideur. Et notre pourtant chaste individu se prétendait en la matière très informé, lui qui affirmait volontiers n’avoir pas croisé dans sa vie plus d’une cinquantaine de femmes au physique agréable… Le corps humain vivant est à rejeter en tant qu’objet de jouissance esthétique : aucun corps ne peut prétendre à devenir tel qu’à condition d’être passé par l’athanor de l’art et d’avoir été magnifié par le peintre ou le sculpteur pour l’éternité. Pour le reste, ceux qui arrivent à tirer de la joie du corps, partant de la vie, sont d’office jugés ignobles par Caraco, et en rien il ne voudrait ressembler à ces « larves », frénétiquement aiguillonnées par la recherche du médiocre plaisir de l’orgasme. Le sexe est quant à lui entaché de négativité, car il débouche sur la pire des vilenies qui soit : la reproduction. Ce qui fait dire à Caraco dans Post Mortem, suite composée de fragments qui évoquent la mort de sa mère : 

La menstruation, la grossesse et l’accouchement, et la lactation, nous ne pouvons glorifier de telles servitudes, elles sont dégoûtantes et nombre d’hommes en frémissent, bien qu’ils n’étalent l’horreur qu’ils éprouvent, de peur de passer pour des monstres. (7)

Le discours antinataliste professé par Caraco n’est pas un héritage intellectuel, il ne lui vient pas vraiment des gnostiques (qui accordaient au commun des « prolétaires » - au sens premier du terme - la nécessité de perpétuer l’espèce) ; il ne lui vient pas non plus des érémitiques Pères du Désert ni même de Malthus, mais bien d’une figure familière cruciale dans le développement de sa personnalité : « Madame Mère ». 

Madame Mère avait une philosophie assez semblable à celle que je professe en ces pages, elle ne voulut d’un second enfant et cette résolution elle l’avait prise, étant à peine sortie de l’enfance : la vue de tant de familles nombreuses et toutes malheureuses, parce que nombreuses, lui dicta les raisons de sa conduite. Sa méfiance à l’égard de l’amour, dont elle m’éloigna, n’était pas sans relations avec de tels mobiles, elle me prêcha tôt un égoïsme raisonnable et m’arma contre toutes les ivresses. L’élève rendit ses leçons au maître, enfin le maître s’avoua battu… (8)

Étonnant passage, où l’on comprend que le sentiment de castration, induit par les propos et les préceptes de sa mère, Caraco a voulu, pour y faire front, le porter à son extrémité dernière plutôt que d’en prendre le contrepied. Dans un autre extrait inédit, traduit de l’espagnol par Philippe Billé, Caraco évoque ses premières expériences sensuelles, à l’âge de 11 ou 12 ans, avec d’autres garçonnets. Puis il enchaîne ainsi, concernant la gent féminine : 

Il est certain que ma mère, sous couvert de sauver mon innocence, fit naître en moi l’effroi, et que veillant sur mes mains, et souvent en pleine nuit, elle m’ôta bien des envies. La pauvre femme me farcissait la tête d’avertissements tragiques et de sornettes extravagantes quant au danger de se toucher ou d’approcher les filles. Telles sont les mères, qui font les hommes puis les perdent. On dit à ce propos que les fils aboutissent au néant, quand ils ne tournent pas le dos à leur mère, et que l’on pourrait ajouter que là où commandent les morts, les vivants n’osent rêver qu’ils vivent, et meurent d’envie de ce rêve. Mon opinion sur la question est que les fils se croient innocents s’ils ne sont pas hommes et se vengent bientôt des hommes, une fois devenus prêtres ou moralistes. C’est mon cas, sans l’ombre d’un doute, je suis moraliste et je me sens prêtre, j’aimerais me faire inquisiteur pour apaiser mes rages et atténuer mes tourments.

La lecture d’un tel passage éclaire, sinon toute la démarche de Caraco, du moins l’un de ses ressorts fondamentaux. Sa vocation d’anachorète haineux s’y trouve en tout cas « justifiée », comme on le disait jadis des pécheurs en aveux et qui ont reçu la grâce.

C’est la nausée de fond – qui a saisi Caraco bien longtemps avant qu’il devienne un graphomane – qui sous-tend son approche de la gnose, et non l’inverse. Le dégoût chez lui n’est pas un aboutissement, tiré de son expérience empirique ou vécue, mais un postulat de départ, et la castration vient en amont de sa réaction au monde, pas en aval. Problème insoluble, mal incurable, châtiment gravé dans les os avant même que le péché eût été commis, le dégoût quintessentiel de Caraco envers la vie, et donc l’Eros, explique le terme fatal vers lequel s’achemine toute une existence. Caraco crut choisir délibérément et en état de parfaite maîtrise de soi le parti de Thanatos ; il y était en réalité d’emblée condamné. 

Le systématisme, l’acharnement, le ressassement du discours de Caraco semblent à maints égards tenir de la folie ; le plus étonnant est que ce délire soit à ce point « raisonné », maîtrisé, tenu par les rênes de l’écriture, strangulé par le corset du style. Caraco est un système, boulonné par une force de cohésion interne que l’on ne rencontre guère qu’auprès des esprits férocement monomaniaques. Au centre, une douleur nucléaire, une immense frustration remontant aux racines de l’enfance, qui s’est muée en aversion envers son propre corps puis envers les corps des autres. Se perdre dans le labyrinthe Caraco en espérant atteindre son secret nodal reviendrait à tomber dans le piège que son architecte nous a tendu par delà le temps : car pour comprendre pleinement Caraco, il faudrait rien moins que redevenir Caraco. Et le Stérile, l’Infécond, le Souverain Négateur aurait alors réalisé le pari des gnostiques valentiniens, à savoir se reproduire uniquement par l’enseignement spirituel transmis, et non plus par le recours aux glandes (9). 

Qui regrette avec amertume et dégoût sa naissance n’aspire en fait qu’à renaître. 

[La communication s’achevait sur la lecture du début de la page 242 de Ma Confession]


Frédéric SAENEN, avril 2013



(1) En témoigne notamment son le triptyque regroupant Le Plaidoyer pour les indéfendables, La Marche à travers les ruines et Colonne d’ombre, colonne de lumière, constituant Apologie d’Israël (L´Âge d’homme,2004)
(2) Je reprends l’expression à mon ami Bruno Deniel-Laurent, qui fut l’un des rares à oser redécouvrir Albert Caraco, il y a plus de dix ans, dans les pages de la revue Cancer!.
(3) Ma confession, p. 70.
(4) Les Premiers temps de l’Église, collectif, Folio histoire 124, pp. 561-2.
(5) Ma Confession, page 70
(6) Peter Brown, Le Renoncement à la chair, Gallimard, 1995, p.160.
(7) Post Mortem, p. 19
(8) Post Mortem, p. 23
(9) Voir Browne, p. 160.





Œuvres d'Albert Caraco utilisées pour la présente communication :

Post Mortem, L’Âge d’homme, 1968

Ma confession, L’Âge d’homme, 1975

Bréviaire du chaos, L’Âge d’homme, 1982

Études sur la Gnose :

Peter Browne, Le Renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1995. 

Madeleine Scopello, « La gnose, une doctrine du salut », in Les Premiers temps de l’Église (collectif), Folio Histoire n°124, 2004. 

Écrits gnostiques, Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2006.

Envoi d'Albert Caraco au Canard enchaîné




Dédicace dans Le galant homme : un livre de civilité (La Baconnière, 1967)




Dédicace d'Albert Caraco au recteur de l'Académie de Lyon




Dédicace dans Le livre des combats de l’âme (E de Boccard, 1949)




Dédicace d'Albert Caraco à René-Edouard Bouillant




Dédicace dans Le tombeau de l’histoire (La Baconnière, 1966)




Dédicace d'Albert Caraco à Henri Petit





Dédicace dans Post mortem (L’Age d’Homme, 1968)




Dédicaces d'Albert Caraco à Robert Sennwald




Dédicace dans Le livre des combats de l’âme (E de Boccard, 1949)




Dédicace dans Le désirable et le sublime (A la Baconnière, 1952/1953)




Dédicace dans Le galant homme : un livre de civilité (A la Baconnière, 1967)




Dédicace dans Les races et les classes (L’Age d’Homme, 1967)




Dédicace d'Albert Caraco à Lucien Rebatet


Cette dédicace de Caraco à Lucien Rebatet de 1963 figure dans un exemplaire de Huit essais sur le mal trouvé par Frédéric Saenen.






Dédicace d'Albert Caraco à René Groos


Cette dédicace de Caraco à René Groos du 1er novembre 1968 figure dans un exemplaire de L'art et les nations trouvé par Frédéric Saenen. Editeur et journaliste, René Groos était proche de l'Action française. D'origine juive, il est l'auteur d'un essai, Enquête sur le problème juif.






Les nihilistes (aussi) aiment leur maman - par Albert Caraco


Auteur : Bruno DENIEL-LAURENT

Marianne (numéro 815, décembre 2012)

Lire le texte sur le site de Bruno Deniel-Laurent



Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, réinstallé dans une Europe qu’il avait été obligé de fuir, un juif turc de nationalité uruguayenne choisit d’embrasser la singulière profession d’imprécateur. L’objet de sa fureur : lui-même bien sûr, mais aussi la France, les femmes, l’Eglise catholique, l’espoir, le sexe, les musulmans, la transcendance. Sa définition du monde : « L’enfer tempéré par le néant ». Albert Caraco – c’est le nom de cet étrange essayiste – s’engage alors avec cohérence dans la voie du suicide, mais soucieux d’honorer ses devoirs filiaux il se résout à patienter jusqu’au décès du dernier de ses géniteurs. Dans l’attente de ce terme fatal, Caraco s’astreint à une discipline d’écriture quotidienne, noircissant des dizaines de cahiers emplis d’aphorismes venimeux, de malédictions dialogiques à la fois hystériques et marmoréennes, indifféremment couchés en allemand, en anglais, en espagnol ou en français.

Son père mettra quelques vingt-cinq ans avant de s’éteindre, mais Caraco tiendra parole : il se pend en 1971, près du cadavre encore tiède de son géniteur. On le voit, Albert Caraco était d’un autre métal que nos fringants écrivains « désespérés » – les Cioran, Matzneff et autres Roland Jaccard –, toujours prompts à s’ébaudir face aux reflets de leur révolver déchargé. Loin d’offrir une sensation de désespoir mondain à des neurasthénies anodines, Caraco était, de l’aveu même de l’un de ses éditeurs, une sorte de logicien du pire, un halluciné habitant le corps d’un mandarin. Son style : une sublime prose « grand-siècle », presque archaïsante, méthodiquement concentrée contre les phénomènes de l’existence humaine.

Avant la mort du père, il y avait eu aussi, en 1963, le décès de « Madame Mère ». Publié une première fois en 1968, aujourd’hui réédité au sein de la collection Révizor des éditions L’Age d’Homme, Post Mortem reste un joyau de sensibilité au sein de l’œuvre ataraxique d’Albert Caraco. Confronté au cadavre de sa génitrice, l’écrivain se résout, enfin, à pénétrer le mystère de sa désespérance intime. Le paragraphe liminaire de Post Mortem donne le ton : « Madame Mère est morte, je l'avais oubliée depuis assez de temps, sa fin la restitue à ma mémoire, ne fût-ce que pour quelques heures, méditons là-dessus, avant qu'elle retombe dans les oubliettes. Je me demande si je l'aime et je suis forcé de répondre : Non, je lui reproche de m'avoir châtré, c'est vraiment peu de chose, mais enfin... (…) et puis elle m'a mis au monde et je fais profession de haïr le monde. » Mais reprocher à la mère d’avoir donné la vie, ce serait encore accorder trop d’importance à l’existence. Post Mortem déroule donc les derniers mois de la malheureuse, à seule fin, nous assure l’écrivain, de mieux les enterrer : c’est un étrange nihiliste, alors, qui nous parle de flagrances maternelles, de tissus soyeux, de fards à paupières… La castratrice archétypale s’efface, le temps d’un paragraphe, devant la figure sensible d’une mère vieillissante dont les joies encore naïves s’étiolent sous les assauts de tumeurs asymptomatiques. Les plus beaux passages de Post Mortem naissent d’ailleurs de cette gracieuse tension entre la « sainte indifférence » que l’écrivain continue de professer et des élans de tendresse dont il ne peut empêcher le débordement. Au fur et à mesure du récit, l’armure intime du fils se lézarde, et chacun de ces interstices s’offre comme un petit miracle. Post Mortem est un poème noir, sans doute, mais il réserve la plus lumineuse des vérités, l’imputrescible beauté du don de vie qu’aucune désespérance humaine, fut-elle la plus méthodique, ne pourra jamais nier.

(c) Bruno Deniel-Laurent

Texte publié dans Marianne, numéro 815, décembre 2012







Post-Mortem - par Christopher Gérard


Texte publié le 16 janvier 2013 sur ARCHAÏON - Les tablettes de Christopher Gérard

Des aphorismes tels que « La conservation d’un beau fauteuil m’importe plus que l’existence de plusieurs bipèdes à la voix articulée » ou « Les êtres nobles aiment rarement la vie ; ils lui préfèrent les raisons de vivre et ceux qui se contentent de la vie sont souvent des ignobles » donnent une idée du bois dont se chauffait Albert Caraco (1919-1971). Né à Constantinople dans une famille juive, Caraco vécut en Allemagne et à Paris avant de connaître un prudent exil en Uruguay pendant la guerre, où il apprit l’espagnol, perfectionna son anglais et se convertit au catholicisme. Revenu à Paris en 1946 et libéré de tout souci financier grâce à la fortune paternelle, il passa toute sa vie d’homme à écrire six heures par jour, à lire et à se promener avec Madame Mère et, surtout, à méditer sur sa haine de la vie et sa suite logique, le suicide. Car, contrairement à Cioran, à qui il peut faire penser, l’humour en moins, Caraco alla jusqu’au bout : quelques heure à peine après la mort de son père, il se trancha la gorge, couvrant les murs de son sang. Caraco laissait une malle de manuscrits à son ami Dimitri, le fondateur de l’Âge d’Homme, qui me confiait posséder encore le chapeau de Caraco alors qu’il m’offrait, dans sa librairie mythique de la rue Férou, l’édition originale de Post Mortem.[1]

C’est précisément Post Mortem que réédite L’Âge d’Homme dans sa collection Revizor [2] : la couverture bleue s’orne d’un portrait de ce gentleman sépharade, tiré à quatre épingles et d’allure sud-américaine. L’homme connaissait à la perfection la fine fleur de quatre littératures, ne se nourrissant que de gelée royale : Shakespeare et Montesquieu, Nietzsche et le Siècle d’Or espagnol. Dimitri découvrit Caraco en 1959 alors que, jeune libraire à Neuchâtel, il avait remarqué ses premiers essais, publiés à la Baconnière. Par une heureuse coïncidence qui joua un rôle dans son destin d’éditeur, il devint l’ami de Caraco, qu’il comparait à Schopenhauer ou à Spengler, « des penseurs, pas des philosophes professionnels ; des témoins d’une crise grave de l’Occident, (…) excessifs et contradictoires ». Bien que « cordial et malicieux », Caraco lui apparut comme possédé par un dégoût absolu de la vie.

Rien de construit ni de feint chez ce pessimiste glacial qui, dans une langue d’une sobriété monastique, traduisait par une œuvre pléthorique son amer dédain, son dégoût du sexe (« ni mignon ni maîtresse ») et sa religion de la continence, son mépris général, de l’Arabe (« le Coran est la honte de l’esprit humain ») au Juif (« parasite nécessaire et grouillant dans les plaies de ceux qui l’ont dévoré » mais aussi « colonne vertébrale de la race blanche ») en passant par le Chrétien : « L’Eglise, l’Islam et le Judaïsme, je les appelle trois poisons ; les divers paganismes m’agréent davantage, celui des Grecs fut admirable, celui des Celtes charmant ». Réactionnaire sans complexe, mais anticlérical comme Voltaire (« l’Eglise est le cancer moral de la race blanche »), nostalgique de la monarchie comme Joseph de Maistre, gnostique et puritain, Caraco incarna la troublante figure du Sémite judéophobe, à la fois lecteur hilare des pamphlets de Céline et prophète du salut de la race blanche par les Juifs. Bref, l’un des authentiques maudits de notre littérature, brutal et sans concession pour la comédie sociale (sans parler de celle du milieu des lettres) - et servi par un style classique, sans précautions ni fioritures (« les ombres de la mort sont les épices de l’amour »). Un astre noir.

Post Mortem est un livre à part dans cet étrange corpus : le fils fait ses adieux à Madame Mère, qu’il vient de perdre, victime d’un cancer. Cette femme qui invoquait la lune tous les mois en tenant de l’or (!) lui inculqua dès son plus jeune âge un mépris abyssal des femmes et de leur corps, toutes traîtresses et intéressées, des Mélusine fermées à l’Esprit (mais Caraco ne nourrissait pas la moindre illusion sur les mâles, qui « se situent aussi bas, quand ce n’est au-dessous »). S’il avoue quelques émois, vite réprimés, Caraco tient à ce qu’il appelle « sa vie sombre et militante », car, écrit-il, « j’avais un pan de muraille à garder ». Castré par Madame Mère, Caraco fit de sa chasteté une religion, qu’il justifiait par son horreur de soi, du monde et de la vie. Aima-t-il Madame Mère ? Il semble fléchir, se laisse aller un instant à ce qui peut sembler de la tendresse pour se reprendre avec vigueur : nulle sensiblerie dans cet adieu, rien de convenu non plus, mais l’autopsie d’une relation fusionnelle qui dura quarante-quatre ans. Post Mortem est le cénotaphe qui arrache la défunte au néant et qui fait d’elle de son auteur.

Post Mortem peut se lire comme l’aveu d’un interminable inceste cérébral (« elle me fit un devoir de rester enfant »), comme le retour sur des embrassements d’ampleur « statistique », voire comme une propédeutique précédant la mort volontaire : « vous m’avez refroidi, c’était le plus grand des services à me rendre ».
Une dernière citation, pour la route : « Les mères servent à nous affranchir des femmes, les œuvres servent à nous libérer des mères ».

Christopher Gérard


Albert Caraco, Post Mortem, L’Age d’Homme, 12€.

[1] Dans La Merveilleuse collection, où l’on trouvait Ezra Pound et Dominique de Roux.
[2] Le Revizor, c’était évidemment Dimitri.




Philosopher sur le mode despotique - par Louise Lambert


Etrange personnage que ce philosophe, né à Constantinople en 1919 d'une famille juive établie la-bas depuis quatre siècles, qui a sillonné l'Europe (il vivra à Prague, à Berlin, puis à Paris, avant de s'installer, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, en Uruguay, dont il adoptera la nationalité), qui parle couramment (au point d'écrire dans ces quatre langues) l'allemand, le français, l'espagnol et l'anglais et dont l'œuvre philosophique, malgré la fidélité sans faille à la publier dont a témoigné depuis tant d'années Vladimir Dimitrievic, reste totalement méconnue : plus de quinze ouvrages philosophiques, dont ces Ecrits sur la Religion qui paraissent aujourd'hui pour la première fois, douze ans après le suicide de leur auteur ; et quelques œuvres littéraires, marquées du même esprit dogmatique et sans concessions, écrites dans une langue irréprochable, tel ce fort beau récit : Madame Mère est morte.

Cette réflexion sur la mort de sa mère et l'influence morale qu'elle a eue sur lui est sans doute le meilleur accès à cette œuvre corrosive dans laquelle il dénonce illusions et abus contemporains (ses propres désillusions), proclame la fin de nos religions et annonce l'avènement d'une ère nouvelle, rationnelle et disciplinée, la naissance d'une nouvelle race de maîtres, "froids, raisonnables et lucides, mesurés, cohérents et fermes, têtes sans cœur nées pour la domination des cœurs sans tête, lesquels sont légion et le seront toujours".

Dans ce monde où Caraco s'est en vain cherché des raisons de vivre (ne les ayant pas trouvées, il se suicida peu après la mort de son père car il y aurait eu de l'impolitesse, selon lui, à laisser son géniteur lui survivre), hors la philosophie, point de salut. "La poésie ne sauve pas les hommes, elle les barbarise en faisant trop de fois appel à leurs penchants inavouables."

Ce discours imprégné de puritanisme, nourri des penseurs français du XVIIIe siècle, clame l'urgence en laquelle se trouve l'humanité : "Nous sommes dans un monde où nous n'avons plus même la ressource de nous juger impuissants, nous voilà désormais les maîtres et, si nous ne changeons de dispositions fondamentales, nous sommes condamnés" ; et encore : "La fin des utopies approche…" Leur succédera "le despotisme le plus éclairé, roulant sur la logique la plus cohérente".

Devant cette œuvre si différente de toutes celles qu'a vu naître notre siècle, dont pourtant les accents ont de quoi émouvoir le lecteur d'aujourd'hui, on peut se poser la question suivante : Caraco n'est-il qu'un inadapté passéiste et stérile, souffrant des faiblesses et des lâchetés de notre époque et dénonçant ses valeurs moribondes, ou faut-il le considérer comme un visionnaire annonçant le nouvel ordre du XXIe siècle ?


Louise LAMBERT




Nous roulerons unis dans les ténèbres - par Jil Silberstein


Ce texte est extrait de La Promesse et le Pardon (L'age d'Homme)

"L'histoire est une passion et ses victimes légion, le monde que nous habitons est l'Enfer tempéré par le néant, où l'homme refusant de se connaître, préfère s'immoler, s'immoler comme les espèces animales trop nombreuses, s'immoler comme les essaims de sauterelles et comme les armées de rats, en s'imaginant qu'il est plus sublime de périr, de périr innombrable que de le repenser enfin, le monde qu'il habite".

Ceux qui eurent le privilège de lire Bréviaire du Chaos, Ma confession ou Supplément à la psychopathia sexualis savent que penser des amuseurs publics goûtés pour leur esprit soi-disant paradoxal et noir. Qu'aujourd'hui un Guido Ceronetti ou un Roland Jaccard s'appliquent à faire frémir le bourgeois à coup de platitudes sur la décadence et la mort... nous n'en conclurons rien d'autre que ceci : leur public adore minauder avec des armes déchargées, se donner l'illusion du néant. C'est son opium à lui - propret, gentil. Un D.H. Lawrence le scandalisera toujours ; il n'aura jamais assez d'invectives à son égard ; mais qu'une contrefaçon copieusement édulcorée, inoffensive, se présente, mettons Emmanuelle Arsan... l'on se trouve pour le coup terriblement "osé".

Aux futurs lecteurs d'Albert Caraco, s'il s'en trouve, je promets une fête barbare, étincelante et douloureuse. Je leur promets une Geste apocalyptique à faire pâlir les plus pessimistes. Ils verront le Graal voler en éclat dans les mains d'un homme au génie ébranlé et prophétique. S'ils ont jamais aimé la peur, ils en auront pour leur argent - je le leur jure !

Car tel est Caraco, penseur impraticable quoique pillé par une phalange d'hommes de lettres peu scrupuleux et surtout peu pressés de révéler la source vitriolée où ils ont trempé leur pipette. Un phénomène rompant abruptement le jeu social pour asséner son chapelet de vérités extrêmes : "Nous deviendrons atroces, nous manquerons de sol et d'eau, peut-être manquerons-nous d'air et nous nous exterminerons pour subsister, nous finirons par nous manger les uns les autres et nos spirituels nous accompagneront dans cette barbarie, nous fûmes théophages et nous serons anthropophages, ce ne sera qu'un accomplissement de plus. Alors on verra, mais à découvert, ce que nos religions renfermaient de barbarie, ce sera l'incarnation de nos impératifs catégoriques et la présence devenue réelle de nos dogmes, la révélation de nos mystères effroyables et l'application de nos légendes plus inhumaines sept fois que nos lois pénales".

Et cependant ! l'on ne fera pas procès à Albert Caraco d'avoir haï la race humaine sa vie durant. Avec quelle confiance, quelle candeur ce fils de grands bourgeois juifs né en 1919 à Constantinople embrassa la culture européenne ! Le cycle de Jeanne d'Arc, Retour de Xerxès ou Le livre des combats de l'âme, publiés à Montevideo entre 1942 et 1949, témoignent de son appétit empreint d'amour comme de classicisme.

A cette époque déjà, Caraco, qui a vécu à Prague, Berlin et Paris avant de se réfugier en Amérique du Sud à l'approche de la Seconde Guerre mondiale, sait qu'il est davantage destiné à la réflexion qu'à la littérature. Son impressionnante érudition, sa faculté d'observation, son goût des comparaisons favorisé par la parfaite maîtrise du français, de l'espagnol, de l'allemand et de l'anglais, lui promettaient une féconde carrière de penseur. Et puis, l'Europe qui se relève avec peine de deux effroyables affrontements a grand besoin d'esprits capables de l'affermir tout en stigmatisant ses erreurs passées. La France que Caraco aime et admire tout particulièrement pour son histoire, sa vocation et ses traditions, cette France qui, c'est vrai, s'acharna à ne pas entendre Bernanos, saura-t-elle lui faire bon accueil ?

C'est décidé ! Opérant ce choix qui engage toute sa personne, le voilà à Paris. Son style impeccable - proche de Montesquieu, du siècle des lumières -, sa façon de progresser au moyen de dialogues rappelant le joseph de Maistre des Soirées de Saint Pétersbourg, son sens des raccourcis sont autant d'atouts pour cerner les grands thèmes qu'il développera en de volumineux essais aux titres éloquents : Le Tombeau de l'Histoire, La Luxure et la Mort, Les races et les classes, Essais sur les limites de l'entendement humain, L'Ordre et le Sexe... Mais il devient chaque année plus évident que la France, fermement attachée à l'esprit de 1789, ne veut rien entendre d'un homme ne se cachant pas de préférer la monarchie au peuple en qui il n'a nulle confiance. Sa prose vigoureuse, provocatrice mais tonifiante qui accule avec insolence et justesse à l'approfondissement rebute éditeurs et critiques. Et qu'est-ce qu'un écrivain en de telles conditions ? "Un écrivain sans renommée est un pauvre homme, j'ose à peine déclarer la profession que j'exerce et nul ne m'ayant lu, les feuilles ne parlant jamais de moi, je reste dans ma chambre autant qu'il est possible, écrivant, attendant, attendant, écrivant, en l'espérance qu'on me juge enfin au vu de mes écrits."

La prose apocalyptique des dernières années de Caraco qui se suicidera, à cinquante-deux ans, sur le cadavre de son père, découle en ligne droite de cette intolérable sensation d'avoir été trahi par ce qu'on a aimé le plus au monde : la civilisation. Avoir préféré le catholicisme au judaïsme ; avoir donné le meilleur de soi à un pays qui n'en veut pas ; avoir brûlé de retrouver un ordre digne de l'homme quand ce qui compte semble être le seul gain des suffrages ; s'être brisé contre "régents de balle et imposteurs mitrés" indifférents au sort des leurs quelle plaisanterie plus odieuse ?

L'individu qui, des années, s'évertua à rompre le silence avec, pour tout salaire, la sensation d'être éconduit : comme il se méprise à présent, s'accuse des pires tares consécutives à son milieu "chafouin et ridicule". Comme il s'en veut d'avoir été pareillement dupé par sa "naïveté". Et qu'est-il donc, petit bourgeois castré par une "Madame Mère" omniprésente, fantasque ?

"Je n'aime point la vie et le mépris qu'elle m'inspire, s'étend aux créatures, je ne plains jamais ceux qui meurent et je conseille à ceux qui souffrent de mourir au lieu de chercher ma compassion, la mort est à mes yeux le remède omnibus et la solution de la plupart de nos problèmes."

Plus encore : libérant la bonde de sa terrible rancœur, il déverse sur la France et l'Occident des anathèmes qui ne seraient que prose sublime mais névrotique s'ils ne charriaient, ces anathèmes tranchants, définitifs, des prophéties déjà irréfutables.

Car de même que la mort a ses révélations, le désabusement, pris au sens propre du terme, possède les siennes. A travers le tourbillon, une fois balayé ce qu'on n'ose s'avouer à soi-même tant que le charme opère, la somme d'observations passionnément enregistrées devient bilan au mépris de toute crédulité : "L'Enfer que nous portons en nous répond à l'Enfer de nos villes, nos villes sont à la mesure de nos contenus mentaux, la volonté de mort préside à la fureur de vivre..."

Qui fut donc Caraco ? Un mysogyne féroce attendant le retour de la Magna Mater ? Un juif vomissant les chrétiens et leur Eglise hostile à tout changement ? Un imprécateur monarchiste et raciste ? Un gnostique exultant ? Un puritain abhorrant la vie et sa perpétuation ? Caraco, c'est Timon d'Athènes qui porta haut dans son esprit et dans son cour la confiance en l'homme avant de maudire l'univers. Mais devrait-on lui attribuer les mots ultimes du héros shakespearien : Ci-gît Timon, qui détesta tous les hommes vivants. / Passant, maudis-moi à ta guise, mais passe sans t'arrêter ?

Son oeuvre, alors, nous forcerait à passer outre une telle prière. A travers ses paradoxes et ses extrêmes, elle est trop riche, trop féconde pour ne pas nous retenir. Combien de ses fulgurances nous apostrophent, touchant aux redoutables crises qu'engendreront la surpopulation, la pollution, les failles de la démocratie, la décadence de l'Occident, sa couardise et sa fuite en avant. Combien de ses idées requièrent notre adhésion ou, à défaut, notre attention la plus tendue. Sa pensée est ce qui nous précise - fût-ce en contre. Voilà pourquoi il convient d'ériger à ce penseur le Tombeau qu'il mérite.

Caraco est extrême, brutal, drastique et souvent déplaisant. Qu'importe ! Caraco est urgent. Une société incapable d'assimiler partie de sa pensée est une société sans vie. D'où l'épitaphe qui me paraît la mieux sentie : "Car il ne s'agit plus de se donner, ce serait trop facile, il ne s'agit plus de porter sa croix, ce serait trop commode, il ne s'agit plus d'imiter tel ou tel et encore moins de le suivre, ce ne serait plus qu'un chemin de fuite il s'agit désormais de repenser le monde et d'arpenter notre évidence, de mesurer et de peser et de jeter de nouveaux fondements, ces devoirs-là passent avant les autres."




Jil Silberstein




Bréviaire du Chaos - par Johann Cariou


... nous fûmes théophages et nous serons anthropophages... Ce que nous devenons. Caraco déroule, sentencieux, son enseignement impitoyable d'une écriture impeccable. Né en 1919 à Constantinople de parents juifs levantins, Caraco se suicidera le lendemain de la mort de son père, en 1972. Caraco avait programmé sa mort volontaire, cependant, considérant ses parents et au vu du désastre de 39-45, il retarda son échéance, noircissant ses cahiers d'imprécations implacables. Caraco demeure encore peu connu, ses lecteurs sont rares et pourtant il mérite une attention prononcée, aussi de sortir des cercles clos de l'érudition glacée. En ce sens, le Bréviaire du Chaos est un angle d'attaque (de l'oeuvre) idéal : concentré, bref, inspiré, terroriste, sévère, visionnaire, sombre, secret, parfois suffisant. Climatiquement continental, le Bréviaire claque, fouette, propulse, comme un vent force sept, tout en dévoilant, au fur et à mesure des lectures, ses strates, ses condensations, ses sous-couches telluriques.

Moraliste overdosé des géologies humaines, Caraco prophétise la fin des temps et la totale tabula rasa, ne laissant aucune issue sinon la Magna mater et le retour à la source. Caraco est obsessionnel, sans cesse il revient, stratégie de l'eternel retour, il reprend, furieux, cadencé, martial, il ressasse, le chaos, la fatalité, le principe féminin, le danger d'engendrer. Il désigne, la masse de perdition, les hommes devenus insectes, le Ciel vide ; il stigmatise, la contemplation du social, l'esprit de dissolution. A quoi bon nous leurrer ? Nous deviendrons atroces. A ses récurrences, Caraco associe une écriture dense et classique, il encercle, il lapide, il lynche, balançant un rythme réglier, militaire, totalitaire, harcelant l'esprit. Sûr de lui, Caraco frappe, en vérité nous sommes tous les conformistes de nos lendemains - dans la gueule ! - il détrompe, la mutation de l'homme (n'est] qu'une chimère ; il rappelle, car la rançon de nos vertus n'aura jamais été que l'holocauste ; il pose et oppose, ainsi l'Enfer, loin d'être le néant, est la présence. Ainsi écrit Albert Caraco dans les sphères de l'intégralité ce Bréviaire du Chaos, livre dangereux et magnétique, beau.



Johann CARIOU

Texte publié dans Cancer! (N° 3 - avril 2001)

© Johann Cariou




Caraco, l'imprécateur - par Bruno Deniel-Laurent


Il paraît qu’il n’y a guère plus de cinq cents lecteurs d’Albert Caraco en France. En présentant ici un texte inédit de ce penseur inclassable, nous espérons pouvoir renforcer cette trop légère cohorte, et permettre à Albert Caraco et ses courageux éditeurs de trouver enfin le public qu’ils méritent.

Albert Caraco est né en 1919 à Constantinople dans une famille de la bourgeoisie séfarade, installée en Turquie depuis près de quatre siècles. Ayant passé son enfance en Allemagne et en Europe Centrale, Albert Caraco et sa famille fuient la menace nazie en 1939, émigrent en Amérique du Sud et prennent la nationalité uruguayenne. A cette époque, Caraco, élevé dans la religion catholique, s’exprime déjà parfaitement en français, en allemand, en espagnol et en anglais. Il publie alors à Montevideo ses premiers écrits, principalement des poèmes et des contes symbolistes. Il s’installe à Paris au lendemain de la guerre et commence alors à rédiger son œuvre théorique, se pliant à une discipline monastique, écrivant six heures chaque jour à horaires fixes. Il projette alors son suicide, et décide d’attendre la mort du dernier de ses géniteurs pour l’accomplir. Il se pend en 1971, quelques heures après le décès de son père, laissant derrière lui une œuvre gigantesque que la maison d’édition L’Age d’Homme entreprend de publier depuis des années.

Dans La Promesse et le pardon, Jil Silberstein promet aux futurs lecteurs d’Albert Caraco « une fête barbare, étincelante et douloureuse ; une Geste apocalyptique à faire pâlir les plus pessimistes. Ils verront le Graal voler en éclat dans les mains d’un homme au génie ébranlé et prophétique. » L’œuvre d’Albert Caraco est sans aucun doute étincelante, mais il faut savoir que ces étincelles sont froides ; les esprits fiévreux, habitués aux fulgurances balkaniques de Cioran ou aux saillies impunément morbides de Roland Jaccard, trouveront en Caraco un auteur autrement plus ingrat. Caraco se veut avant tout un esprit classique, épris de raison et de sobriété ; il ne cisèle pas ses phrases, ne recherche pas l’effet gratuit, refuse le plus souvent de jongler avec les paradoxes. Qu’il s’agisse de ses ouvrages théoriques, construits selon un modèle invariable alternant propositions, postulats et dialogues, ou de ses carnets intimes - les « Semainiers » - Caraco se veut un serviteur de l’humilité méthodique. Se décrivant comme un « fanatique de l’objectivité », il postule que l’univers des formes ne peut s’appréhender qu’à condition d’évacuer toute forme de sensibilité et de se plier à une discipline stricte – qui passe notamment par le refus de l’accouplement. Et lorsqu’une émotion se laisse soudain surprendre, au hasard d’une confidence personnelle imprudemment délivrée, il la réprime aussitôt et l’exile vers on ne sait quelle cavité de son âme. Pourtant, malgré ce souci impérieux d’objectivité, l’œuvre philosophique d’Albert Caraco échappe rarement à la contradiction, aux répétitions exaspérantes et aux outrances scandaleuses. Et derrière les thèses les plus apparemment « scientifiques » se dissimulent presque toujours des frustrations ou des déceptions fondatrices. Ainsi, lorsqu’il s’interroge sur l’essence de la sexualité (dans L’Ordre et le sexe ou dans Supplément à la Psychopathia Sexualis), c’est bien souvent la figure fantasmagorique de sa mère castratrice qui se manifeste en filigrane.

Agaçantes, sentencieuses, voire fielleuses, les sublimes imprécations qu’il accumule dans ses ouvrages n’en charrient pas moins des vérités amères qu’il n’est pas possible de balayer d’un revers méprisant. Et comme l’écrit Silberstein, « de même que la mort a ses révélations, le désabusement, pris au sens propre du terme, possède les siennes. » Désabusement, c’est le mot qui caractérise le rapport liant Caraco et la France. Il la hait bien sûr, il l’invective avec une violence inouïe, mais sa hargne, loin de s’enraciner dans une passion anti-française, ressemble plutôt à un dépit d’amant déçu : « Je fus l’ami de ceux que je désaime, je fus l’admirateur de ceux que je méprise et ce retournement, je le pressens, n’a rien de personnel, il réfléchit un désabusement universel, la France n’est déjà plus à la mode, elle s’enfonce dans les oubliettes (…). Je remercie le Ciel de n’avoir rencontré le plus souvent que des Français ignobles, laids, grossiers et brutaux, ignorants et pipeurs, je n’eus presque jamais l’occasion d’approcher les élites – s’il en est, car il faut avouer qu’elles se cachent bien – et je refuse maintenant de les connaître, mon choix étant formé, mes décisions étant sans appel. La face d’ombre de la France aura trouvé son juge, il m’appartient de la décrire, elle manquait au tableau général, mon œuvre la rend telle quelle et toute, mon immortalité s’enracinant dans une réprobation que je systématise. (…) Qu’on me pardonne ces aveux ! » (Le Semainier de l’Agonie, semaine du 27 mai au 2 juin 1963). Caraco, apatride transbahuté entre trois continents, tour à tour Juif levantin, adolescent berlinois, catholique uruguayen, s’était fait une certaine idée de la France, en se pénétrant longuement de ses grands auteurs, Joseph de Maistre, Montesquieu, Flaubert ou encore Gobineau, qu’il lisait dans le texte. La France de Caraco, c’est celle des Salons et du savoir encyclopédique, une France qui le poursuit jusque dans son style, dont la métrique rappelle celle de Montesquieu – l’influence du Siècle d’Or se faisant sentir de la même façon dans sa maîtrise de l’espagnol. Cette France anachronique dont il rêve, qu’il imagine éclairée, altière et rayonnante, patrie du bon goût, de l’honneur sourcilleux et de l’éloquence, comment pourrait-il l’aimer à l’heure de la morne gestion droitière ? Débarqué à Paris en 1946, ébahi devant l’horreur de l’Holocauste, Caraco, comme Drieu à la recherche d’un ordre, comprend que la seule façon d’aimer la France, c’est de la détester telle qu’elle se manifeste dans son expression contemporaine ; d’où cet implacable réquisitoire déclamé contre elle et sa culture chrétienne et progressiste, contre ses habitants et contre ses dirigeants.

Il serait cependant injuste d’enfermer Caraco dans le rôle de l’imprécateur grandiloquent. On ne peut évidemment argumenter contre un tempérament, et force est de remarquer que Caraco, quelle que soit la forme que prennent ses écrits, ponctue bien souvent ses thèses d’outrances au ton quasiment prophétique. Pourtant, il est des ouvrages où l’impudence laisse la place à la subtilité ; ainsi Post-Mortem, rédigé dans les heures qui suivirent la mort de sa mère, magnifique joyau de finesse et de poésie. Et la partie philosophique, de loin la plus importante, recèle également des écrits d’une puissance et d’une rectitude intellectuelles époustouflantes, et notamment De l’Acte et du Symbole, le texte inédit que nous publions ici.

Pendant les vingt-cinq années qu’il a passées à Paris, Caraco a orienté sa réflexion vers des domaines extrêmement variés (la sexualité, les classes sociales, le racisme, la question juive…) qu’il souhaitait voir réunis au sein d’une pensée systémique. De l’Acte et du Symbole est extrait de Colonne d’ombre, colonne de lumière, dernier volet – demeuré inédit – d’une trilogie rassemblée sous le titre d’Apologie d’Israël, dont les deux premiers livres, Plaidoyer pour les Indéfendables et La Marche à travers les ruines ont été publiés en 1957 par la librairie Fischbacher. Se présentant sous la forme dialogique – que Caraco, grand lecteur des auteurs grecs et de Joseph de Maistre, affectionnait particulièrement – De l’Acte et du Symbole est pleinement inscrit dans le domaine de sa réflexion sur Israël, et résume à lui seul plusieurs des grands thèmes de la philosophie et de la théologie juives. Au-delà de son impeccable beauté formelle, cet altier dialogue offre une magistrale introduction à qui souhaite s’initier à l’œuvre philosophique d’Albert Caraco, dont nous publierons régulièrement les écrits.


Bruno DENIEL-LAURENT

Texte publié dans Cancer! (N° 4 - septembre 2001)

© Bruno Deniel-Laurent




Quant à l'amour - par Albert Caraco


Les lecteurs d'Albert Caraco n'ignorent pas qu'il alterne le français, l'espagnol, l'allemand et l'anglais dans plusieurs de ses livres et notamment les "Semainiers". On trouvera ici une traduction inédite, depuis l'espagnol, d'un passage du Semainier de 1969 (pages 132-133). Un grand merci à Philippe Billé pour cette traduction.



Quant à l'amour, il m'est resté extérieur et comme j'ai le tête froide, je ne me suis entiché de personne. Je m'épris à demi, quand j'avais onze ans, d'un Argentin plus petit que moi et assez efféminé, qui m'accompagnait au collège et n'était certes plus innocent, je cherchais ses regards et j'ai même porté, si je me souviens bien, son cartable, chose assurément singulière de la part d'un égoïste en mon genre. Puis à l'age de douze ans, je me liai de quelque amitié avec certain petit Roumain, un enfant gâté qui portait des dentelles, ce qui faisait rire alentour, mais son antisémitisme me refroidit et quant il m'eut déclaré que mon nez ne lui plaisait pas, je m'éloignai de lui et cessai de la saluer. Quant j'eus treize ans, un garçon très catholique, qui était toujours avec les curés, un Français, me sauta au cou à brûle-pourpoint, me couvrant de baisers et de pleurs, ce qui m'étonna fort, car je ne comprenais pas encore les finesses. Lui-même avant m'avait avoué qu'il aimait contempler le trou de son cul dans un miroir, en mettant sa petite tête entre ses cuisses. Mes amitiés dès lors devinrent de plus en plus tièdes et cela fait trente ans que je ne vois personne de près, les femmes je n'y pense même pas. Il est certain que ma mère, sous couvert de sauver mon innocence, fit naître en moi l'effroi, et que veillant sur mes mains et souvent en pleine nuit, elle m'ôta bien des envies. La pauvre femme me farcissait la tête d'avertissements tragiques et de sornettes extravagantes quant au danger de se toucher ou d'approcher les filles. Telles sont les mères, qui font les hommes puis les perdent. On dit à ce propos que les fils aboutissent au néant, quant ils ne tournent pas le dos à leur mère, et que l'on pourrait ajouter que là où commandent les morts, les vivants n'osent rêver qu'ils vivent, et meurent d'envie de ce rêve. Mon opinion sur la question est que les fils se croient innocents s'ils ne sont pas hommes et se vengent bientôt des hommes, une fois devenus prêtres ou moraliste. C'est mon cas, sans l'ombre d'un doute, je suis moraliste et je me sens prêtre, j'aimerais me faire inquisiteur pour apaiser mes rages et atténuer mes tourments.


Traduction de Philippe BILLE




Mystique de l'abîme - par Albert Caraco


Texte inédit d'Albert Caraco - date inconnue


On dit parfois que monter ou descendre, cela revient au même et qu’en allant à bout de voie, il est possible enfin qu’on se rencontre, on dit que les péchés où l’on se jette avec une fureur toujours nouvelle et toujours inlassable auraient le propre de nous avancer à l’égal des vertus et des renoncements, on dit que l’âme la plus sainte a des lumières qu’aurait l’âme la plus monstrueuse, que l’une et l’autre se répondent et qu’il vaut mieux leur ressembler que de languir à mi-chemin. N’est pas sublime qui le pense et n’est pas méchant qui le veut, on a beaucoup de fanfarons en la matière, les saints n’abonderont jamais ni les démons, à ce que je me persuade, et s’il fallait donner la préférence aux hommes les plus rares, on tremble de songer à qui les palmes seraient tôt remises.

La luxure et la mort conspirent dans les hommes nés atroces, élus, mais à rebours et qui s’acharnent après les ténèbres : ils perdent et se perdent, ils sèment le malheur, ils en jouissent, et les abîmes ouverts sous les pas de ceux qu’ils y dévouent ne manquent pas de les engloutir eux-mêmes, objets de leurs moyens qui les fascineront toujours et – malgré leur astuce – d’intelligence avec leur désolation, époux de la ruine et la cherchant dans les triomphes. Ces forts-là qu’on admire, ces bourreaux que l’on vante ou ces luxurieux que l’on méprise en s’alarmant de la folie qui les emporte, ils aiment, éperdus, ce qui les désassemble, ils marchent au néant qu’ils sollicitent dans les stupres ou les violences, leur fourbe ne les sauvant plus de cette rage qui les assassine. Ces monstres cherchent Dieu, ces monstres, nous les appelons mystiques et nous les appelons mystiques les méchants renforcés et les impurs que nulle volupté n’arrête : ils veulent échapper à l’évidence en descendant où la lumière ne les frappe, au sein de la confusion et de la mêlée des possibles, où veille ce qui n’a pris forme et les efface toutes, la liberté dans le chaos et l’équivoque dans la jouissance. Le Dieu qu’ils fuient, ils Le connaissent et Le prouvent, ils servent à Sa gloire et qui les juge La décèle, ils s’offrent délirant à ce qui les consume et jalousant ceux qu’ils tourmentent, ils rêvent d’un bourreau qui les déchire enfin ou d’une volupté qui les anéantisse, ils cherchent une mort multipliée en un mourir suprême, ils semblent des martyrs et qui s’ignorent, ils rampent vers la croix, ils courent s’y lier. 

Au bout du mal, il semble que le mal n’est plus et ce qu’on trouve, on n’ose le nommer, cela dépasse nos moyens et notre jugement se brouille : on a beau s’enfoncer que l’on n’échappe à l’Eternel et c’est Dieu même qui parait armé de Sa colère au fond de la luxure et de la mort, elles nous acheminent à ce que l’on pensait fuir, Dieu veille où la mort cesse, Dieu veille où la luxure se consume, la mort Le glorifie et la luxure Le révèle, l’épuisement et la folie mesurent Sa constance et les ténèbres Sa lumière, Il a besoin de ce qu’on Lui refuse et nous oblige à l’abdiquer en la démence qu’Il suscite, Il nous enferme et nous Le rejoignons, les meilleurs sur les ailes de la Grâce, les pires attachés au poids qui les entraîne et pesant à la nuit qui les cache. 

Les uns montent vers Dieu, plus légers à mesure ; les autres, abîmés dans un enfoncement qu’ils peuplent de leur haine, tombent en Dieu, lourds de l’atrocité qui les emplit : l’enfer est Dieu comme le ciel et l’horreur n’est pas moins divine que l’amour, il faut à Dieu les saints qu’Il déifie et les démons qu’Il tente, le bien ne serait plus si les ténèbres manquaient à sa gloire. Les monstres, Dieu les embesogne et plus eux-mêmes se croient libres, mieux ils Le servent : le dessein général les enveloppe et leur chaos ne saurait prévaloir sur l’harmonie qui les efface, Dieu les appelle au choix qu’ils ont formé, Dieu les punit de leur soumission rendue inévitable et plus féroce qu’eux, Il les emploie à seule fin de les anéantir. Si Dieu n’était que bon, Il ne serait plus Dieu, la bonté ne suffit à l’ordre et l’ordre vaut mieux que le bien, l’ordre est sublime et le bien non, le bien ne fut et ne sera jamais que désirable, la vastitude ignore la clémence et les suprêmes lois ne se dévient, toujours leur application sera cruelle et les victimes parfois innocentes. Dieu n’aime pas le monde et ne saurait l’abominer : il le régit, Il a comme nous tous une raison d’Etat, ce qui nous semble amour ou désamour est un effet des règles qu’Il s’impose, en vérité la source les ignore, Il est impersonnel et se rend personnel, nous L’obligeons en quelque sorte à devenir, mais l’homme ôté, Dieu n’a plus de miroir, la cohérence L’engloutit et pareil à Soi-même, Il demeure avec Soi pour être l’indivis que la pensée ne rompt.




Les agonies d'un réprouvé - par Louis Nucéra


Ce texte a été publié dans Le Monde - vendredi 4 mai 1984


"Si Monsieur Père ne s'éveillait un beau matin, je le suivrais de bonne grâce". Un matin de septembre 1971, Monsieur Père ne s'éveilla pas. Le lendemain, dans la nuit, Albert Caraco se suicidait. Il avait cinquante-deux ans. Déjà, sa mère morte, il avait voulu se supprimer. Quelques livres à écrire - un semainier - le retinrent ; ces livres pour lesquels, selon ses dires, "il se rendit ascète", car cet Uruguayen né à Constantinople et vivant à Paris s'était immolé à la littérature.

Non. Plus rien ne l'attachait à cette terre. Il y était passé enveloppé dans les replis de sa civilité, payant sa place au spectacle, comme il le confiait, au prix d'un effacement résolu.

Mais Dieu qu'il avait souffert, lui qui faisait profession de haïr le monde ! Souffert d'isolement et d'incompréhension, pour ne pas évoquer sa santé précaire. Ses éditeurs ? ILs n'avaient pour lui que l'"estime la plus languissante" et encore était-il convaincu, en son for intérieur, qu'ils ne le lisaient pas. Les critiques ? La plupart l'ignoraient. Ainsi demeurait-il avec plusieurs milliers de pages en souffrance (dont il devait payer la publication), pestant dans sa solitude, aspirant à une célébrité qu'il ne connut jamais.

S'était-il désabusé de tout succès "laissant gloire et plaisir aux mignons de l'événement" ? Avait-il renoncé, après des agonies sans nombre, à lutter contre l'emprise et l'empire des idées fausses en des contrées où tant de partis pris fondés sur rien exilent l'homme de lui-même et où sévit le fanatisme du mensonge ? On n'en jurerait pas. Ce dont on est convaincu, en dépit de ses colères, c'est de sa passion, jusqu'à la fin, pour la langue française. Celle du dix-huitième siècle, qui distille des merveilles, était sienne. Il y respirait avec aisance, vitupérant ceux "dont l'art d'écrire à la façon d'un pied est devenu la marque", prophétisant qu'un pays qui ne veille pas sur sa langue ne tarde pas à mourir.

Ce déclin, il le pressentait jusque dans sa chair. Et c'est lui, l'être "établi dans la négation", qui nous avertissait : "Vous vivez vos derniers moments d'insouciance", c'est lui qui en était désespéré. On songe à E.M. Cioran, à son attachement au français, à sa joie quand il entendit Erwin Chargaff (savant newyorkais originaire de Czernowitz) lui dire : "Ne mérite d'exister que ce qui est exprimé en français." On songe à Alexandre Vialatte, défenseur de la grammaire, de ses difficultés et les plus subtiles, s'irritant des réformateurs imbus d'originalité qui "relèguent tout au grenier sous prétexte de neuf", ce qui ne signifie pas qu'une langue "pour rester, et rester vivante, puisse se passer de frein et d'éperon." Mais on n'en finirait pas...

Qu'eut dit Caraco le Maudit du langage chewing-gum d'aujourd'hui, qui va jusqu'à s'imposer dans les librairies ? Se serait-il décidé à n'user que de l'anglais et de l'espagnol, qu'il écrivait comme au temps de Samuel Johnson et du Siècle d'or, selon les familiers de ces nations? Il s'y tenait parfois, quand il voulait crier sa fureur et qu'il nous considérait indignes de la recevoir. Mais sa bouderie durait peu. Tout en prédisant à la France "un Sedan intellectuel, un Rossbach artistique, un Azincourt philosophique", il poursuivait, dans l'ombre, loin des cliques et des conjurations, une oeuvre apocalyptique, érudite et naïve (mais oui l), s'interrogeant sur les gestes les plus naturels, "mariant le ciel avec l'enfer et notre transcendance avec notre animalité", rompant des rances avec l'absurde, cet absurde qui "a la haute main sur la plupart de nos litiges".

Comptable de nos décompositions et de nos débâcles, il savait combien l'espèce est à plaindre et non à blâmer. Il déclarait : "Les êtres nobles aiment rarement la vie, ils lui préfèrent les raisons de vivre." Le sort de la civilisation le hantait. Il a des phrases violentes pour hurler ses terreurs : "L'homme en état de comprendre ferait bien de se taire... Le moyen d'établir la différence entre ce qui ne fut jamais et ce qui cessa d'être. Notre science ne nous rend pas plus libres, nous n'avons pas l'esprit de nos moyens, nous n'avons pas l'intelligence de nos oeuvres... Leur amour de la vie me rappelle l'érection de l'homme que l'on pend... On ne se soustrait jamais longtemps à son train, sauf à mourir au monde, lequel est l'art de prévenir une défaite en courant s'y précipiter avant que la bataille ait lieu..." Mais on n'arrêterait pas de citer ce philosophe féru de pensées germaniques et juives, ce mémorialiste, cet essayiste, ce moraliste qui, dans sa poignante réclusion, puisait une inflexibilité peu fréquente en des périodes de compromis.

Son foisonnement, ses contradictions ("elles sont naturelles, je suis plein de méandres, enfin j'écris et c'est tout dire, je m'égare à ma propre suite"), ses mises en garde, ses malédictions, sa certitude que l'histoire ne transige point avec ses oeuvres et que l'on conçoit difficilement hors de ses impératifs, son humour, ses sanglots, la beauté de chacune de ses pages, son orgueilleuse et pitoyable folie, le labyrinthe des idées fixes où il se perd quelquefois, les exaspérations qu'il suscite, sa mesquinerie et ses petitesses ("L'homme seul est en mauvaise compagnie", constatait Giono) exercent une fascination sur ceux qui se sont pris à l'aimer.

Imagine-t-on qu'il existe quelque affectation à parler d'écrivains envers qui l'époque se montra cruelle à force d'indifférence ? Si tel est le cas, que l'on se détrempe. Il n'y a là que profond désir à partager un bonheur de lectures ; ce qui n'est pas mince. Il arrive que les réprouvés (c'est ainsi que Caraco se considérait) ont aussi leur mot à dire.


Louis Nucéra

Ce texte a été publié dans Le Monde - vendredi 4 mai 1984

© Le Monde




La sexualité selon Caraco

Ce texte a été publié dans Le Matin - 25 août 1983

Supplément à la psychopatia sexualis d'Albert Caraco, L'Age d'Homme.

On connaît mal Candido Chagas Furacachopos, fondateur de l'institut de sexologie de Brasilia - installé sur les lieux plusieurs années avant que la capitale n'y fut bâtie - il est pourtant l'auteur de deux ouvrages, deux classiques pourrait-on dire, célébrés par tous les érotologues d'Orient et d'Occident : La Masturbation sénile et Zoophilie enfantine, en cours de réimpression dans toutes les grandes capitales.

Ajoutons qu'il mourut puceau et martyr en défendant son institut contre les hordes fascistes ; violé soixante-seize fois par les légionnaires de la mort ; ses admirateurs éplorés, afin d'éviter qu'il ne devint l'objet d'un culte, s'emparèrent de l'anus du professeur, lequel, malgré des recherches assidues, n'a jamais été retrouvé. Quant au prépuce du maître, il serait, selon MM. Mariano Dinguilindon Gandumbas et Tastevit-Desmatous, exposé au musée de l'Homme, à Paris.

C'est à ce savant considérable et bien entendu imaginaire que l'auteur du Supplément à la psychopatia sexualis a voulu dédier le fruit de son travail.

Ce petit volume, qui comme tout ouvrage gagne à être feuilleté, est l'oeuvre d'un homme étrange et pénétrant que L'Age d'Homme édite avec persévérance depuis de longues années. Auteur prolixe s'il en fût, Albert Caraco, qui s'est donné la mort en 1971, a publié plusieurs dizaines de volumes à caractère philosophique et littéraire sur lesquels il faudra sans doute se pencher un jour.

Cet homme qui dans Ma Confession n'hésite pas à déclarer : "Je hais le désir même", livre dans ce Supplément, comme de bien entendu, ses plus secrets fantasmes, ses plus vastes voluptés, changeantes et inconnues. Masochisme, zoophilie, sadisme et autres délectations plus ou moins moroses s'y succèdent frénétiquement. Qu'on en juge : "Une telle est frigide et rêve d'être violée, sa passion est d'aller consulter les médecins (...) le speculum l'émeut au souverain degré, le rectoscope fera ses délices (...) sitôt que le docteur l'introduit, son fondement l'avale..." (Observation 55) "Nous observons une minute de silence à la mémoire des révérends pères branlés à mort par d'impudiques sauvagesses ou rendus fous par les excès vénériens." (Observation 104). Au sujet d'un prétendu ouvrage sur la circoncision rédigé par un médecin juif libéral : "... il laisse entendre que les musulmans sont les esclaves du désir, au nom d'une dialectique de la sensibilité dont le gland juit serait la thèse et le gland islamique l'antithèse." (Observation 113)

La pudeur nous interdit de poursuivre dans ces colonnes une telle anthologie lyrico-spasmodique. Le Lecteur qui le désire devra se contenter de plaisirs plus solitaires mais il est vrai souvent fort satisfaisants. Il lui suffira, pour ce faire, de se rendre promptement dans une bonne librairie.



JP I-A