Etrange personnage que ce philosophe, né à Constantinople en 1919 d'une famille juive établie la-bas depuis quatre siècles, qui a sillonné l'Europe (il vivra à Prague, à Berlin, puis à Paris, avant de s'installer, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, en Uruguay, dont il adoptera la nationalité), qui parle couramment (au point d'écrire dans ces quatre langues) l'allemand, le français, l'espagnol et l'anglais et dont l'œuvre philosophique, malgré la fidélité sans faille à la publier dont a témoigné depuis tant d'années Vladimir Dimitrievic, reste totalement méconnue : plus de quinze ouvrages philosophiques, dont ces Ecrits sur la Religion qui paraissent aujourd'hui pour la première fois, douze ans après le suicide de leur auteur ; et quelques œuvres littéraires, marquées du même esprit dogmatique et sans concessions, écrites dans une langue irréprochable, tel ce fort beau récit : Madame Mère est morte.
Cette réflexion sur la mort de sa mère et l'influence morale qu'elle a eue sur lui est sans doute le meilleur accès à cette œuvre corrosive dans laquelle il dénonce illusions et abus contemporains (ses propres désillusions), proclame la fin de nos religions et annonce l'avènement d'une ère nouvelle, rationnelle et disciplinée, la naissance d'une nouvelle race de maîtres, "froids, raisonnables et lucides, mesurés, cohérents et fermes, têtes sans cœur nées pour la domination des cœurs sans tête, lesquels sont légion et le seront toujours".
Dans ce monde où Caraco s'est en vain cherché des raisons de vivre (ne les ayant pas trouvées, il se suicida peu après la mort de son père car il y aurait eu de l'impolitesse, selon lui, à laisser son géniteur lui survivre), hors la philosophie, point de salut. "La poésie ne sauve pas les hommes, elle les barbarise en faisant trop de fois appel à leurs penchants inavouables."
Ce discours imprégné de puritanisme, nourri des penseurs français du XVIIIe siècle, clame l'urgence en laquelle se trouve l'humanité : "Nous sommes dans un monde où nous n'avons plus même la ressource de nous juger impuissants, nous voilà désormais les maîtres et, si nous ne changeons de dispositions fondamentales, nous sommes condamnés" ; et encore : "La fin des utopies approche…" Leur succédera "le despotisme le plus éclairé, roulant sur la logique la plus cohérente".
Devant cette œuvre si différente de toutes celles qu'a vu naître notre siècle, dont pourtant les accents ont de quoi émouvoir le lecteur d'aujourd'hui, on peut se poser la question suivante : Caraco n'est-il qu'un inadapté passéiste et stérile, souffrant des faiblesses et des lâchetés de notre époque et dénonçant ses valeurs moribondes, ou faut-il le considérer comme un visionnaire annonçant le nouvel ordre du XXIe siècle ?
Louise LAMBERT