Marianne (numéro 815, décembre 2012)
Lire le texte sur le site de Bruno Deniel-Laurent
Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, réinstallé dans une Europe qu’il avait été obligé de fuir, un juif turc de nationalité uruguayenne choisit d’embrasser la singulière profession d’imprécateur. L’objet de sa fureur : lui-même bien sûr, mais aussi la France, les femmes, l’Eglise catholique, l’espoir, le sexe, les musulmans, la transcendance. Sa définition du monde : « L’enfer tempéré par le néant ». Albert Caraco – c’est le nom de cet étrange essayiste – s’engage alors avec cohérence dans la voie du suicide, mais soucieux d’honorer ses devoirs filiaux il se résout à patienter jusqu’au décès du dernier de ses géniteurs. Dans l’attente de ce terme fatal, Caraco s’astreint à une discipline d’écriture quotidienne, noircissant des dizaines de cahiers emplis d’aphorismes venimeux, de malédictions dialogiques à la fois hystériques et marmoréennes, indifféremment couchés en allemand, en anglais, en espagnol ou en français.
Son père mettra quelques vingt-cinq ans avant de s’éteindre, mais Caraco tiendra parole : il se pend en 1971, près du cadavre encore tiède de son géniteur. On le voit, Albert Caraco était d’un autre métal que nos fringants écrivains « désespérés » – les Cioran, Matzneff et autres Roland Jaccard –, toujours prompts à s’ébaudir face aux reflets de leur révolver déchargé. Loin d’offrir une sensation de désespoir mondain à des neurasthénies anodines, Caraco était, de l’aveu même de l’un de ses éditeurs, une sorte de logicien du pire, un halluciné habitant le corps d’un mandarin. Son style : une sublime prose « grand-siècle », presque archaïsante, méthodiquement concentrée contre les phénomènes de l’existence humaine.
Avant la mort du père, il y avait eu aussi, en 1963, le décès de « Madame Mère ». Publié une première fois en 1968, aujourd’hui réédité au sein de la collection Révizor des éditions L’Age d’Homme, Post Mortem reste un joyau de sensibilité au sein de l’œuvre ataraxique d’Albert Caraco. Confronté au cadavre de sa génitrice, l’écrivain se résout, enfin, à pénétrer le mystère de sa désespérance intime. Le paragraphe liminaire de Post Mortem donne le ton : « Madame Mère est morte, je l'avais oubliée depuis assez de temps, sa fin la restitue à ma mémoire, ne fût-ce que pour quelques heures, méditons là-dessus, avant qu'elle retombe dans les oubliettes. Je me demande si je l'aime et je suis forcé de répondre : Non, je lui reproche de m'avoir châtré, c'est vraiment peu de chose, mais enfin... (…) et puis elle m'a mis au monde et je fais profession de haïr le monde. » Mais reprocher à la mère d’avoir donné la vie, ce serait encore accorder trop d’importance à l’existence. Post Mortem déroule donc les derniers mois de la malheureuse, à seule fin, nous assure l’écrivain, de mieux les enterrer : c’est un étrange nihiliste, alors, qui nous parle de flagrances maternelles, de tissus soyeux, de fards à paupières… La castratrice archétypale s’efface, le temps d’un paragraphe, devant la figure sensible d’une mère vieillissante dont les joies encore naïves s’étiolent sous les assauts de tumeurs asymptomatiques. Les plus beaux passages de Post Mortem naissent d’ailleurs de cette gracieuse tension entre la « sainte indifférence » que l’écrivain continue de professer et des élans de tendresse dont il ne peut empêcher le débordement. Au fur et à mesure du récit, l’armure intime du fils se lézarde, et chacun de ces interstices s’offre comme un petit miracle. Post Mortem est un poème noir, sans doute, mais il réserve la plus lumineuse des vérités, l’imputrescible beauté du don de vie qu’aucune désespérance humaine, fut-elle la plus méthodique, ne pourra jamais nier.
(c) Bruno Deniel-Laurent
Texte publié dans Marianne, numéro 815, décembre 2012